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OU
PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE
LIVRE I
Je veux chercher si dans l'ordre civil il peut y avoir
quelque règle d'administration légitime et sûre, en
prenant les hommes tels qu'ils sont, et les lois telles qu'elles peuvent
être. Je tâcherai d'allier toujours dans cette recherche ce
que le droit permet avec ce que l'intérêt prescrit, afin que
la justice et l'utilité ne se trouvent point divisées.
J'entre en matière sans prouver l'importance
de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur pour
écrire sur la politique? Je réponds que non, et que c'est
pour cela que j'écris sur la politique. Si j'étais prince
ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu'il
faut faire; je le ferais, ou je me tairais.
Né citoyen d'un État libre, et membre
du souverain, quelque faible influence que puisse avoir ma voix dans les
affaires publiques, le droit d'y voter suffit pour m'imposer le devoir
de m'en instruire. Heureux, toutes les fois que je médite sur les
gouvernements, de trouver toujours dans mes recherches de nouvelles raisons
d'aimer celui de mon pays!
LIVRE I. CHAPITRE I
SUJET DE CE PREMIER LIVRE
L'homme est né libre, et partout il est dans
les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être
plus esclave qu'eux. Comment ce changement s'est-il fait? Je l'ignore.
Qu'est-ce qui peut le rendre légitime? Je crois pouvoir résoudre
cette question.
Si je ne considérais que la force, et l'effet
qui en dérive, je dirais: tant qu'un peuple est contraint d'obéir
et qu'il obéit, il fait bien; sitôt qu'il peut secouer le
joug et qu'il le secoue, il fait encore mieux; car, recouvrant sa liberté
par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à
la reprendre, ou l'on ne l'était point à la lui ôter.
Mais l'ordre social est un droit sacré, qui sert de base à
tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature; il est
donc fondé sur des conventions. Il s'agit de savoir quelles sont
ces conventions. Avant d'en venir là je dois établir ce que
je viens d'avancer.
LIVRE I. CHAPITRE II
DES PREMIÈRES SOCIÉTÉS
La plus ancienne de toutes les sociétés
et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils
liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui
pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se
dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au
père, le père exempt des soins qu'il devait aux enfants,
rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent
de rester unis ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la
famille elle-même ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une conséquence
de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à
sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à
lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul
étant juge des moyens propres à se conserver devient par
là son propre maître.
La famille est donc si l'on veut le premier modèle
des sociétés politiques; le chef est l'image du père,
le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux
et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité.
Toute la différence est que dans la famille l'amour du père
pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend, et que dans l'Etat
le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a
pas pour ses peuples.
Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi
en faveur de ceux qui sont gouvernés: Il cite l'esclavage en exemple.
Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours
le droit par le fait 1. On pourrait
employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus
favorable aux tyrans.
Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain
appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes
appartient au genre humain, et il paraît dans tout son livre pencher
pour le premier avis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà
l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont
chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure
à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs,
sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples.
Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'empereur Caligula; concluant
assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou
que les peuples étaient des bêtes.
Le raisonnement de ce Caligula revient à celui
d'Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous avait dit aussi que les
hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent
pour l'esclavage et les autres pour la domination.
Aristote avait raison, mais il prenait l'effet pour
la cause. Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage,
rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au
désir d'en sortir; ils aiment leur servitude comme les compagnons
d'Ulysse aimaient leur abrutissement 2.
S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves
contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté
les a perpétués.
Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de l'empereur Noé
père de trois grands monarques qui se partagèrent l'univers,
comme firent les enfants de Saturne, qu'on a cru reconnaître en eux.
J'espère qu'on me saura gré de cette modération; car,
descendant directement de l'un de ces princes, et peut-être de la
branche aînée, que sais-je si par la vérification des
titres je ne me trouverais point le légitime roi du genre humain?
Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été
souverain du monde comme Robinson de son île, tant qu'il en fut le
seul habitant; et ce qu'il y avait de commode dans cet empire était
que le monarque assuré sur son trône n'avait à craindre
ni rébellions, ni guerres, ni conspirateurs.
LIVRE I. CHAPITRE III
DU DROIT DU PLUS FORT
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être
toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance
en devoir. De là le droit du plus fort; droit pris ironiquement
en apparence, et réellement établi en principe: Mais ne nous
expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je
ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets.
Céder à la force est un acte de nécessité,
non de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel
sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis
qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt
que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause; toute
force qui surmonte la première succède à son droit.
Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut
légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit
que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit
qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force
on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé
d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de
droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire,
cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu,
je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient
de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à
dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un brigand
me surprenne au coin d'un bois: non seulement il faut par force donner
la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé
de la donner? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on
n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes.
Ainsi ma question primitive revient toujours.
CHAPITRE IV
DE L'ESCLAVAGE
Puisque aucun homme n'a une autorité naturelle
sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent
donc les conventions pour base de toute autorité légitime
parmi les hommes.
Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner
sa liberté et se rendre esclave d'un maître, pourquoi tout
un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet
d'un roi? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient
besoin d'explication, mais tenons-nous-en à celui d'aliéner.
Aliéner c'est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave
d'un autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance:
mais un peuple pour quoi se vend-il? Bien loin qu'un roi fournisse à
ses sujets leur subsistance il ne tire la sienne que d'eux, et selon Rabelais
un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à
condition qu'on prendra aussi leur bien? Je ne vois pas ce qu'il leur reste
à conserver.
On dira que le despote assure à ses sujets
la tranquillité civile. Soit; mais qu'y gagnent-ils, si les guerres
que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les
vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient
leurs dissensions? Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même
est une de leurs misères? On vit tranquille aussi dans les cachots;
en est-ce assez pour s'y trouver bien? Les Grecs enfermés dans l'antre
du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt
d'être dévorés.
Dire qu'un homme se donne gratuitement, c'est dire
une chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et
nul, par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire
la même chose de tout un peuple, c'est supposer un peuple de fous:
la folie ne fait pas droit.
Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même,
il ne peut aliéner ses enfants; ils naissent hommes et libres; leur
liberté leur appartient, nul n'a droit d'en disposer qu'eux. Avant
qu'ils soient en âge de raison le père peut en leur nom stipuler
des conditions pour leur conservation, pour leur bien-être; mais
non les donner irrévocablement et sans condition; car un tel don
est contraire aux fins de la nature et passe les droits de la paternité.
Il faudrait donc pour qu'un gouvernement arbitraire fut légitime
qu'à chaque génération le peuple fût le maître
de l'admettre ou de le rejeter: mais alors ce gouvernement ne serait plus
arbitraire.
Renoncer à sa liberté c'est renoncer
à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même
à ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque
renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la
nature de l'homme, et c'est ôter toute moralité à ses
actions que d'ôter toute liberté à sa volonté.
Enfin c'est une convention vaine et contradictoire de stipuler d'une part
une autorité absolue et de l'autre une obéissance sans bornes.
N'est-il pas clair qu'on n'est engagé à rien envers celui
dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition, sans équivalent,
sans échange n'entraîne-t-elle pas la nullité de l'acte?
Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu'il
a m'appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de moi
contre moi-même est un mot qui n'a aucun sens?
Grotius et les autres tirent de la guerre une autre
origine du prétendu droit d'esclavage. Le vainqueur ayant, selon
eux, le droit de tuer le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens
de sa liberté; convention d'autant plus légitime qu'elle
tourne au profit de tous deux.
Mais il est clair que ce prétendu droit de
tuer les vaincus ne résulte en aucune manière de l'état
de guerre. Par cela seul que les hommes vivant dans leur primitive indépendance
n'ont point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni l'état
de paix ni l'état de guerre, ils ne sont point naturellement ennemis.
C'est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre,
et l'état de guerre ne pouvant naître des simples relations
personnelles, mais seulement des relations réelles, la guerre privée
ou d'homme à homme ne peut exister, ni dans l'état de nature
où il n'y a point de propriété constante, ni dans
l'état social où tout est sous l'autorité des lois.
Les combats particuliers, les duels, les rencontres
sont des actes qui ne constituent point un état; et à l'égard
des guerres privées, autorisées par les établissements
de Louis IX roi de France et suspendues par la paix de Dieu, ce sont des
abus du gouvernement féodal, système absurde s'il en fut
jamais, contraire aux principes du droit naturel, et à toute bonne
politie.
La guerre n'est donc point une relation d'homme à
homme, mais une relation d'État à État, dans laquelle
les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes
ni même comme citoyens 3 , mais
comme soldats; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs.
Enfin chaque Etat ne peut avoir pour ennemis que d'autres Etats et non
pas des hommes, attendu qu'entre choses de diverses natures on ne peut
fixer aucun vrai rapport.
Ce principe est même conforme aux maximes établies
de tous les temps et à la pratique constante de tous les peuples
policés. Les déclarations de guerre sont moins des avertissements
aux puissances qu'à leurs sujets. L'étranger, soit roi, soit
particulier, soit peuple, qui vole, tue ou détient les sujets sans
déclarer la guerre au prince, n'est pas un ennemi, c'est un brigand.
Même en pleine guerre un prince juste s'empare bien en pays ennemi
de tout ce qui appartient au public, mais il respecte la personne et les
biens des particuliers; il respecte des droits sur lesquels sont fondés
les siens. La fin de la guerre étant la destruction de l'Etat ennemi,
on a droit d'en tuer les défenseurs tant qu'ils ont les armes à
la main; mais sitôt qu'ils les posent et se rendent, cessant d'être
ennemis ou instruments de l'ennemi, ils redeviennent simplement hommes
et l'on n'a plus de droit sur leur vie. Quelquefois on peut tuer l'Etat
sans tuer un seul de ses membres: or la guerre ne donne aucun droit qui
ne soit nécessaire à sa fin. Ces principes ne sont pas ceux
de Grotius; ils ne sont pas fondés sur des autorités de poètes,
mais ils dérivent de la nature des choses, et sont fondés
sur la raison.
À l'égard du droit de conquête,
il n'a d'autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne
point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus ce droit qu'il
n'a pas ne peut fonder celui de les asservir. On n'a le droit de tuer l'ennemi
que quand on ne peut le faire esclave; le droit de le faire esclave ne
vient donc pas du droit de le tuer: c'est donc un échange inique
de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie sur laquelle on
n'a aucun droit. En établissant le droit de vie et de mort sur le
droit d'esclavage, et le droit d'esclavage sur le droit de vie et de mort,
n'est-il pas clair qu'on tombe dans le cercle vicieux?
En supposant même ce terrible droit de tout
tuer, je dis qu'un esclave fait à la guerre ou un peuple conquis
n'est tenu à rien du tout envers son maître, qu'à lui
obéir autant qu'il y est forcé. En prenant un équivalent
à sa vie le vainqueur ne lui en a point fait grâce: au lieu
de le tuer sans fruit il l'a tué utilement. Loin donc qu'il ait
acquis sur lui nulle autorité jointe à la force, l'état
de guerre subsiste entre eux comme auparavant, leur relation même
en est l'effet, et l'usage du droit de la guerre ne suppose aucun traité
de paix. Ils ont fait une convention; soit: mais cette convention, loin
de détruire l'état de guerre, en suppose la continuité.
Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses,
le droit d'esclave est nul, non seulement parce qu'il est illégitime,
mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et
droit, sont contradictoires; ils s'excluent mutuellement. Soit d'un homme
à un homme, soit d'un homme à un peuple, ce discours sera
toujours également insensé. Je fais avec toi une convention
toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai
tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant qu'il me plaira.
LIVRE I. CHAPITRE V
QU'IL FAUT TOUJOURS REMONTER À UNE PREMIÈRE CONVENTION
Quand j'accorderais tout ce que j'ai réfuté
jusqu'ici, les fauteurs du despotisme n'en seraient pas plus avancés.
Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude
et régir une société. Que des hommes épars
soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu'ils
puissent être, je ne vois là qu'un maître et des esclaves,
je n'y vois point un peuple et son chef; c'est si l'on veut une agrégation,
mais non pas une association; il n'y a là ni bien public ni corps
politique. Cet homme, eût-il asservi la moitié du monde, n'est
toujours qu'un particulier; son intérêt, séparé
de celui des autres, n'est toujours qu'un intérêt privé.
Si ce même homme vient à périr, son empire après
lui reste épars et sans liaison, comme un chêne se dissout
et tombe en un tas de cendres, après que le feu l'a consumé.
Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un
roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à
un roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération
publique. Avant donc que d'examiner l'acte par lequel un peuple élit
un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple.
Car cet acte étant nécessairement antérieur à
l'autre est le vrai fondement de la société.
En effet, s'il n'y avait point de convention antérieure,
où serait, à moins que l'élection ne fût unanime,
l'obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand, et
d'où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter
pour dix qui n'en veulent point? La loi de la pluralité des suffrages
est elle-même un établissement de convention, et suppose au
moins une fois l'unanimité.
LIVRE I. CHAPITRE VI
DU PACTE SOCIAL
Je suppose les hommes parvenus à ce point où
les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état
de nature l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque
individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet
état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait
s'il ne changeait sa manière d'être.
Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles
forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n'ont plus
d'autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une
somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les
mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du
concours de plusieurs: mais la force et la liberté de chaque homme
étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il
sans se nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit? Cette difficulté
ramenée à mon sujet peut s'énoncer en ces termes:
«Trouver une forme d'association qui défende
et protège de toute la force commune la personne et les biens de
chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous
n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre
qu'auparavant.» Tel est le problème fondamental dont le contrat
social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées
par la nature de l'acte que la moindre modification les rendrait vaines
et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais
été formellement énoncées, elles sont partout
les mêmes, partout tacitement admises et reconnues; jusqu'à
ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors
dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant
la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes
à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé
avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement,
chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous,
et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt
de la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l'aliénation se faisant sans réserve,
l'union est aussi parfaite qu'elle ne peut l'être et nul associé
n'a plus rien à réclamer: car s'il restait quelques droits
aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui
pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque
point son propre juge prétendrait bientôt l'être en
tous, l'état de nature subsisterait et l'association deviendrait
nécessairement tyrannique ou vaine.
Enfin chacun se donnant à tous ne se donne
à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on
n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on
gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour
conserver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est
pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants:
Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la
suprême direction de la volonté générale; et
nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.
À l'instant, au lieu de la personne particulière
de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et
collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de
voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son
moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se
forme ainsi par l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de
Cité4 , et prend maintenant celui
de République ou de corps politique, lequel est appelé par
ses membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance
en le comparant à ses semblables. A l'égard des associés
ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s'appellent en particulier
citoyens comme participants à l'autorité souveraine, et sujets
comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent
et se prennent l'un pour l'autre; il suffit de les savoir distinguer quand
ils sont employés dans toute leur précision.
LIVRE I. CHAPITRE VII
DU SOUVERAIN
On voit par cette formule que l'acte d'association
renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers,
et que chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même,
se trouve engagé sous un double rapport; savoir, comme membre du
souverain envers les particuliers, et comme membre de l'Etat envers le
souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil que nul
n'est tenu aux engagements pris avec lui-même; car il y a bien de
la différence entre s'obliger envers soi ou envers un tout dont
on fait partie.
Il faut remarquer encore que la délibération
publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à
cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d'eux est
envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain
envers lui-même, et que, par conséquent, il est contre la
nature du corps politique que le souverain s'impose une loi qu'il ne puisse
enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même
rapport il est alors dans le cas d'un particulier contractant avec soi-même:
par où l'on voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce
de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même
le contrat social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien
s'engager envers autrui en ce qui ne déroge point à ce contrat;
car à l'égard de l'étranger, il devient un être
simple, un individu.
Mais le corps politique ou le souverain ne tirant
son être que de la sainteté du contrat ne peut jamais s'obliger,
même envers autrui, à rien qui déroge à cet
acte primitif, comme d'aliéner quelque portion de lui-même
ou de se soumettre à un autre souverain. Violer l'acte par lequel
il existe serait s'anéantir, et ce qui n'est rien ne produit rien.
Sitôt que cette multitude est ainsi réunie
en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps;
encore moins offenser le corps sans que les membres s'en ressentent. Ainsi
le devoir et l'intérêt obligent également les deux
parties contractantes à s'entraider mutuellement, et les mêmes
hommes doivent chercher à réunir sous ce double rapport tous
les avantages qui en dépendent.
Or le souverain n'étant formé que des
particuliers qui le composent n'a ni ne peut avoir d'intérêt
contraire au leur; par conséquent la puissance souveraine n'a nul
besoin de garant envers les sujets, parce qu'il est impossible que le corps
veuille nuire à tous ses membres, et nous verrons ci-après
qu'il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela
seul qu'il est, est toujours tout ce qu'il doit être.
Mais il n'en est pas ainsi des sujets envers le souverain,
auquel, malgré l'intérêt commun, rien ne répondrait
de leurs engagements s'il ne trouvait des moyens de s'assurer de leur fidélité.
En effet chaque individu peut comme homme avoir une
volonté particulière contraire ou dissemblable à la
volonté générale qu'il a comme citoyen. Son intérêt
particulier peut lui parler tout autrement que l'intérêt commun;
son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire
envisager ce qu'il doit à la cause commune comme une contribution
gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement
n'en est onéreux pour lui, et regardant la personne morale qui constitue
l'Etat comme un être de raison parce que ce n'est pas un homme, il
jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet,
injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain
formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner
de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à
la volonté générale y sera contraint par tout le corps:
ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre;
car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie
le garantit de toute dépendance personnelle; condition qui fait
l'artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes
les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyranniques,
et sujets aux plus énormes abus.
LIVRE I. CHAPITRE VIII
DE L'ÉTAT CIVIL
Ce passage de l'état de nature à l'état
civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant
dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses
actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement
que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et
le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait
regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres
principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants.
Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient
de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent
et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments
s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève
à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient
souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir
sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un
animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des
termes faciles à comparer. Ce que l'homme
perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit
illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre;
ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété
de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations,
il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes
que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée
par la volonté générale,
et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier
occupant, de la propriété qui ne peut être fondée
que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter
à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui
seule rend l'homme vraiment maître de lui; car l'impulsion du seul
appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on
s'est prescrite est liberté. Mais je n'en ai déjà
que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté
n'est pas ici de mon sujet.
LIVRE I. CHAPITRE IX
DU DOMAINE RÉEL
Chaque membre de la communauté se donne à
elle au moment qu'elle se forme, tel qu'il se trouve actuellement, lui
et toutes ses forces, dont les biens qu'il possède font partie.
Ce n'est pas que par cet acte la possession change de nature en changeant
de mains, et devienne propriété dans celles du souverain:
Mais comme les forces de la cité sont incomparablement plus grandes
que celles d'un particulier, la possession publique est aussi dans le fait
plus forte et plus irrévocable, sans être plus légitime,
au moins pour les étrangers. Car l'Etat à l'égard
de ses membres est maître de tous leurs biens par le contrat social,
qui dans l'Etat sert de base à tous les droits; mais il ne l'est
à l'égard des autres puissances que par le droit de premier
occupant qu'il tient des particuliers.
Le droit de premier occupant, quoique plus réel
que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu'après l'établissement
de celui de propriété. Tout homme a naturellement droit à
tout ce qui lui est nécessaire; mais l'acte positif qui le rend
propriétaire de quelque bien l'exclut de tout le reste. Sa part
étant faite il doit s'y borner, et n'a plus aucun droit à
la communauté. Voilà pourquoi le droit de premier occupant,
si faible dans l'état de nature, est respectable à tout homme
civil. On respecte moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce
qui n'est pas à soi.
En général, pour autoriser sur un terrain
quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes.
Premièrement que ce terrain ne soit encore habité par personne;
secondement qu'on n'en occupe que la quantité dont on a besoin pour
subsister; en troisième lieu qu'on en prenne possession, non par
une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul
signe de propriété qui au défaut de titres juridiques
doive être respecté d'autrui.
En effet, accorder au besoin et au travail le droit
de premier occupant, n'est-ce pas l'étendre aussi loin qu'il peut
aller? Peut-on ne pas donner des bornes à ce droit? Suffira-t-il
de mettre le pied sur un terrain commun pour s'en prétendre aussitôt
le maître? Suffira-t-il d'avoir la force d'en écarter un moment
les autres hommes pour leur ôter le droit d'y jamais revenir? Comment
un homme ou un peuple peut-il s'emparer d'un territoire immense et en priver
tout le genre humain autrement que par une usurpation punissable, puisqu'elle
ôte au reste des hommes le séjour et les aliments que la nature
leur donne en commun? Quand Nuñez Balbao prenait sur le rivage possession
de la mer du Sud et de toute l'Amérique méridionale au nom
de la couronne de Castille, était-ce assez pour en déposséder
tous les habitants et en exclure tous les princes du monde? Sur ce pied-là
ces cérémonies se multipliaient assez vainement, et le Roi
catholique n'avait tout d'un coup qu'à prendre de son cabinet possession
de tout l'univers; sauf à retrancher ensuite de son empire ce qui
était auparavant possédé par les autres princes.
On conçoit comment les terres des particuliers
réunies et contiguës deviennent le territoire public, et comment
le droit de souveraineté s'étendant des sujets au terrain
qu'ils occupent devient à la fois réel et personnel; ce qui
met les possesseurs dans une plus grande dépendance, et fait de
leurs forces mêmes les garants de leur fidélité. Avantage
qui ne paraît pas avoir été bien senti des anciens
monarques qui ne s'appelant que rois des Perses, des Scythes, des Macédoniens,
semblaient se regarder comme les chefs des hommes plutôt que comme
les maîtres du pays. Ceux d'aujourd'hui s'appellent plus habilement
rois de France, d'Espagne, d'Angleterre, etc. En tenant ainsi le terrain,
ils sont bien sûrs d'en tenir les habitants.
Ce qu'il y a de singulier dans cette aliénation,
c'est que, loin qu'en acceptant les biens des particuliers la communauté
les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime
possession, changer l'usurpation en un véritable droit, et la jouissance
en propriété. Alors les possesseurs étant considérés
comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés
de tous les membres de l'Etat et maintenus de toutes ses forces contre
l'étranger, par une cession avantageuse au public et plus encore
à eux-mêmes, ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu'ils
ont donné. Paradoxe qui s'explique aisément par la distinction
des droits que le souverain et le propriétaire ont sur le même
fond, comme on verra ci-après.
Il peut arriver aussi que les hommes commencent à
s'unir avant que de rien posséder, et que, s'emparant ensuite d'un
terrain suffisant pour tous, ils en jouissent en commun, ou qu'ils le partagent
entre eux, soit également soit selon des proportions établies
par le souverain. De quelque manière que se fasse cette acquisition,
le droit que chaque particulier a sur son propre fond est toujours subordonné
au droit que la communauté a sur tous, sans quoi il n'y aurait ni
solidité dans le lien social, ni force réelle dans l'exercice
de la souveraineté.
Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque
qui doit servir de base à tout le système social; c'est qu'au
lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental
substitue au contraire une égalité morale et légitime
à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique
entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou
en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de
droit5 .
Fin du Livre premier
LIVRE II
Livre II. CHAPITRE I
QUE LA SOUVERAINETÉ EST INALIÉNABLE
La première et la plus importante conséquence
des principes ci-devant établis est que la volonté générale
peut seule diriger les forces de l'État selon la fin de son institution,
qui est le bien commun: car si l'opposition des intérêts particuliers
a rendu nécessaire l'établissement des sociétés,
c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible.
C'est ce qu'il y a de commun dans ces différents intérêts
qui forme le lien social, et s'il n'y avait pas quelque point dans lequel
tous les intérêts s'accordent, nulle société
ne saurait exister. Or c'est uniquement sur cet intérêt commun
que la société doit être gouvernée.
Je dis donc que la souveraineté n'étant
que l'exercice de la volonté générale ne peut jamais
s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif,
ne peut être représenté que par lui-même; le
pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.
En effet, s'il n'est pas impossible qu'une volonté
particulière s'accorde sur quelque point avec la volonté
générale, il est impossible au moins que cet accord soit
durable et constant; car la volonté particulière tend par
sa nature aux préférences, et la volonté générale
à l'égalité. Il est plus impossible encore qu'on ait
un garant de cet accord quand même il devrait toujours exister; ce
ne serait pas un effet de l'art mais du hasard. Le souverain peut bien
dire: Je veux actuellement ce que veut un tel homme ou du moins ce qu'il
dit vouloir; mais il ne peut pas dire: Ce que cet homme voudra demain,
je le voudrai encore; puisqu'il est absurde que la volonté se donne
des chaînes pour l'avenir, et puisqu'il ne dépend d'aucune
volonté de consentir à rien de contraire au bien de l'être
qui veut. Si donc le peuple promet simplement d'obéir, il se dissout
par cet acte, il perd sa qualité de peuple; à l'instant qu'il
y a un maître il n'y a plus de souverain, et dès lors le corps
politique est détruit.
Ce n'est point à dire que les ordres des chefs
ne puissent passer pour des volontés générales, tant
que le souverain libre de s'y opposer ne le fait pas. En pareil cas, du
silence universel on doit présumer le consentement du peuple. Ceci
s'expliquera plus au long.
LIVRE II. CHAPITRE II
QUE LA SOUVERAINETÉ EST INDIVISIBLE
Par la même raison que la souveraineté
est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est
générale6 , ou elle ne
l'est pas; elle est celle du corps du peuple ou seulement d'une partie.
Dans le premier cas cette volonté déclarée est un
acte de souveraineté et fait loi. Dans le second, ce n'est qu'une
volonté particulière, ou un acte de magistrature, c'est un
décret tout au plus.
Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté
dans son principe la divisent dans son objet, ils la divisent en force
et en volonté, en puissance législative et en puissance exécutive,
en droits d'impôts, de justice, et de guerre, en administration intérieure
et en pouvoir de traiter avec l'étranger: tantôt ils confondent
toutes ces parties et tantôt ils les séparent; ils font du
souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées;
c'est comme s'ils composaient l'homme de plusieurs corps dont l'un aurait
des yeux, l'autre des bras, l'autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans
du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs,
puis jetant en l'air tous ses membres l'un après l'autre, ils font
retomber l'enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu
près les tours de gobelets de nos politiques; après avoir
démembré le corps social par un prestige digne de la foire,
ils rassemblent les pièces on ne sait comment.
Cette erreur vient de ne s'être pas fait des
notions exactes de l'autorité souveraine, et d'avoir pris pour des
parties de cette autorité ce qui n'en était que des émanations.
Ainsi, par exemple, on a regardé l'acte de déclarer la guerre
et celui de faire la paix comme des actes de souveraineté, ce qui
n'est pas; puisque chacun de ces actes n'est point une loi mais seulement
une application de la loi, un acte particulier qui détermine le
cas de la loi, comme on le verra clairement quand l'idée attachée
au mot loi sera fixée.
En suivant de même les autres divisions on trouverait
que toutes les fois qu'on croit voir la souveraineté partagée
on se trompe, que les droits qu'on prend pour des parties de cette souveraineté
lui sont tous subordonnés, et supposent toujours des volontés
suprêmes dont ces droits ne donnent que l'exécution.
On ne saurait dire combien ce défaut d'exactitude
a jeté d'obscurité sur les décisions des auteurs en
matière de droit politique, quand ils ont voulu juger des droits
respectifs des rois et des peuples, sur les principes qu'ils avaient établis.
Chacun peut voir dans les chapitres III et IV du premier livre de Grotius
comment ce savant homme et son traducteur Barbeyrac s'enchevêtrent,
s'embarrassent dans leurs sophismes, crainte d'en dire trop ou de n'en
pas dire assez selon leurs vues, et de choquer les intérêts
qu'ils avaient à concilier. Grotius réfugié en France,
mécontent de sa patrie, et voulant faire sa cour à Louis
XIII à qui son livre est dédié, n'épargne rien
pour dépouiller les peuples de tous leurs droits et pour en revêtir
les rois avec tout l'art possible. C'eût bien été aussi
le goût de Barbeyrac, qui dédiait sa traduction au roi d'Angleterre
George Ier. Mais malheureusement l'expulsion de Jacques II, qu'il appelle
abdication, le forçait à se tenir sur la réserve,
à gauchir, à tergiverser, pour ne pas faire de Guillaume
un usurpateur. Si ces deux écrivains avaient adopté les vrais
principes, toutes les difficultés étaient levées et
ils eussent été toujours conséquents; mais ils auraient
tristement dit la vérité et n'auraient fait leur cour qu'au
peuple. Or la vérité ne mène point à la fortune,
et le peuple ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions.
LIVRE II. CHAPITRE III
SI LA VOLONTÉ GÉNÉRALE PEUT ERRER
Il s'ensuit de ce qui précède que la
volonté générale est toujours droite et tend toujours
à l'utilité publique: mais il ne s'ensuit pas que les délibérations
du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son
bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple,
mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît
vouloir ce qui est mal.
Il y a souvent bien de la différence entre
la volonté de tous et la volonté générale;
celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre
regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme
de volontés particulières: mais ôtez de ces mêmes
volontés les plus et les moins qui s'entre-détruisent
7 , reste pour somme des différences la volonté
générale.
Si, quand le peuple suffisamment informé délibère,
les citoyens n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre
de petites différences résulterait toujours la volonté
générale, et la délibération serait toujours
bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux
dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations
devient générale par rapport à ses membres, et particulière
par rapport à l'Etat; on peut dire alors qu'il n'y a plus autant
de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations. Les
différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat
moins général. Enfin quand une de ces associations est si
grande qu'elle l'emporte sur toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat
une somme de petites différences, mais une différence unique;
alors il n'y a plus de volonté générale, et l'avis
qui l'emporte n'est qu'un avis particulier.
Il importe donc pour avoir bien l'énoncé
de la volonté générale qu'il n'y ait pas de société
partielle dans l'État et que chaque citoyen n'opine que d'après
lui8 . Telle fut l'unique et sublime
institution du grand Lycurgue. Que s'il y a des sociétés
partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l'inégalité,
comme firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules
bonnes pour que la volonté générale soit toujours
éclairée, et que le peuple ne se trompe point.
LIVRE II. CHAPITRE IV
DES BORNES DU POUVOIR SOUVERAIN
Si l'État ou la Cité n'est qu'une personne
morale dont la vie consiste dans l'union de ses membres, et si le plus
important de ses soins est celui de sa propre conservation, il lui faut
une force universelle et compulsive pour mouvoir et disposer chaque partie
de la manière la plus convenable au tout. Comme la nature donne
à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte
social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, et
c'est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale,
porte, comme j'ai dit, le nom de souveraineté.
Mais outre la personne publique, nous avons à
considérer les personnes privées qui la composent, et dont
la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d'elle.
Il s'agit donc de bien distinguer les droits respectifs des citoyens et
du souverain9 , et les devoirs qu'ont
à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel
dont ils doivent jouir en qualité d'hommes.
On convient que tout ce que chacun aliène par
le pacte social de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c'est
seulement la partie de tout cela dont l'usage importe à la communauté,
mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance.
Tous les services qu'un citoyen peut rendre à
l'État, il les lui doit sitôt que le souverain les demande;
mais le souverain de son côté ne peut charger les sujets d'aucune
chaîne inutile à la communauté; il ne peut pas même
le vouloir: car sous la loi de raison rien ne se fait sans cause, non plus
que sous la loi de nature.
Les engagements qui nous lient au corps social ne
sont obligatoires que parce qu'ils sont mutuels, et leur nature est telle
qu'en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler
aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle
toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de
chacun d'eux, si ce n'est parce qu'il n'y a personne qui ne s'approprie
ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous?
Ce qui prouve que l'égalité de droit et la notion de justice
qu'elle produit dérivent de la préférence que chacun
se donne et par conséquent de la nature de l'homme, que la volonté
générale pour être vraiment telle doit l'être
dans son objet ainsi que dans son essence, qu'elle doit partir de tous
pour s'appliquer à tous, et qu'elle perd sa rectitude naturelle
lorsqu'elle tend à quelque objet individuel et déterminé;
parce qu'alors jugeant de ce qui nous est étranger nous n'avons
aucun vrai principe d'équité qui nous guide.
En effet, sitôt qu'il s'agit d'un fait ou d'un
droit particulier, sur un point qui n'a pas été réglé
par une convention générale et antérieure, l'affaire
devient contentieuse. C'est un procès où les particuliers
intéressés sont une des parties et le public l'autre, mais
où je ne vois ni la loi qu'il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer.
Il serait ridicule de vouloir alors s'en rapporter à une expresse
décision de la volonté générale, qui ne peut
être que la conclusion de l'une des parties, et qui par conséquent
n'est pour l'autre qu'une volonté étrangère, particulière,
portée en cette occasion à l'injustice et sujette à
l'erreur. Ainsi de même qu'une volonté particulière
ne peut représenter la volonté générale, la
volonté générale à son tour change de nature
ayant un objet particulier, et ne peut comme générale prononcer
ni sur un homme ni sur un fait. Quand le peuple d'Athènes, par exemple,
nommait ou cassait ses chefs, décernait des honneurs à l'un,
imposait des peines à l'autre, et par des multitudes de décrets
particuliers exerçait indistinctement tous les actes du gouvernement,
le peuple alors n'avait plus de volonté générale proprement
dite; il n'agissait plus comme souverain mais comme magistrat. Ceci paraîtra
contraire aux idées communes, mais il faut me laisser le temps d'exposer
les miennes.
On doit concevoir par là que ce qui généralise
la volonté est moins le nombre des voix que l'intérêt
commun qui les unit: car dans cette institution chacun se soumet nécessairement
aux conditions qu'il impose aux autres; accord admirable de l'intérêt
et de la justice qui donne aux délibérations communes un
caractère d'équité qu'on voit évanouir dans
la discussion de toute affaire particulière, faute d'un intérêt
commun qui unisse et identifie la règle du juge avec celle de la
partie.
Par quelque côté qu'on remonte au principe,
on arrive toujours à la même conclusion; savoir, que le pacte
social établit entre les citoyens une telle égalité
qu'ils s'engagent tous sous les mêmes conditions, et doivent jouir
tous des mêmes droits. Ainsi par la nature du pacte, tout acte de
souveraineté, c'est-à-dire tout acte authentique de la volonté
générale, oblige ou favorise également tous les citoyens,
en sorte que le souverain connaît seulement le corps de la nation
et ne distingue aucun de ceux qui la composent. Qu'est-ce donc proprement
qu'un acte de souveraineté? Ce n'est pas une convention du supérieur
avec l'inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses
membres: Convention légitime, parce qu'elle a pour base le contrat
social, équitable, parce qu'elle est commune à tous, utile,
parce qu'elle ne peut avoir d'autre objet que le bien général,
et solide, parce qu'elle a pour garant la force publique et le pouvoir
suprême. Tant que les sujets ne sont soumis qu'à de telles
conventions, ils n'obéissent à personne, mais seulement à
leur propre volonté; et demander jusqu'où s'étendent
les droits respectifs du souverain et des citoyens, c'est demander jusqu'à
quel point ceux-ci peuvent s'engager avec eux-mêmes, chacun envers
tous et tous envers chacun d'eux.
On voit par là que le pouvoir souverain, tout
absolu, tout sacré, tout inviolable qu'il est, ne passe ni ne peut
passer les bornes des conventions générales, et que tout
homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé
de ses biens et de sa liberté par ces conventions de sorte que le
souverain n'est jamais en droit dé charger un sujet plus qu'un autre,
parce qu'alors l'affaire devenant particulière, son pouvoir n'est
plus compétent.
Ces distinctions une fois admises, il est si faux
que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune
renonciation véritable, que leur situation, par l'effet de ce contrat,
se trouve réellement préférable à ce qu'elle
était auparavant, et qu'au lieu d'une aliénation, ils n'ont
fait qu'un échange avantageux d'une manière d'être
incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre,
de l'indépendance naturelle contre la liberté, du pouvoir
de nuire à autrui contre leur propre sûreté, et de
leur force que d'autres pouvaient surmonter contre un droit que l'union
sociale rend invincible. Leur vie même qu'ils ont dévouée
à l'Etat en est continuellement protégée, et lorsqu'ils
l'exposent pour sa défense que font-ils alors que lui rendre ce
qu'ils ont reçu de lui? Que font-ils qu'ils ne fissent plus fréquemment
et avec plus de danger dans l'état de nature, lorsque, livrant des
combats inévitables, ils défendraient au péril de
leur vie ce qui leur sert à la conserver? Tous ont à combattre
au besoin pour la patrie, il est vrai; mais aussi nul n'a jamais à
combattre pour soi. Ne gagne-t-on pas encore à courir pour ce qui
fait notre sûreté une partie des risques qu'il faudrait courir
pour nous-mêmes sitôt qu'elle nous serait ôtée?
LIVRE II. CHAPITRE V
DU DROIT DE VIE ET DE MORT
On demande comment les particuliers n'ayant point droit
de disposer de leur propre vie peuvent transmettre au souverain ce même
droit qu'ils n'ont pas? Cette question ne paraît difficile à
résoudre que parce qu'elle est mal posée. Tout homme a droit
de risquer sa propre vie pour la conserver. A-t-on jamais dit que celui
qui se jette par une fenêtre pour échapper à un incendie
soit coupable de suicide? A-t-on même jamais imputé ce crime
à celui qui périt dans une tempête dont en s'embarquant
il n'ignorait pas le danger?
Le traité social a pour fin la conservation
des contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens
sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes.
Qui veut conserver sa vie aux dépens des autres doit la donner aussi
pour eux quand il faut. Or le citoyen n'est plus juge du péril auquel
la loi veut qu'il s'expose, et quand le Prince lui a dit: Il est expédient
à l'État que tu meures, il doit mourir; puisque ce n'est
qu'à cette condition qu'il a vécu en sûreté
jusqu'alors, et que sa vie n'est plus seulement un bienfait de la nature,
mais un don conditionnel de l'État.
La peine de mort infligée aux criminels peut
être envisagée à peu près sous le même
point de vue: c'est pour n'être pas la victime d'un assassin que
l'on consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin
de disposer de sa propre vie on ne songe qu'à la garantir, et il
n'est pas à présumer qu'aucun des contractants prémédite
alors de se faire pendre.
D'ailleurs tout malfaiteur attaquant le droit social
devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il
cesse d'en être membre en violant ses lois, et même il lui
fait la guerre. Alors la conservation de l'État est incompatible
avec la sienne, il faut qu'un des deux périsse, et quand on fait
mourir le coupable, c'est moins comme citoyen que comme ennemi. Les procédures,
le jugement, sont les preuves et la déclaration qu'il a rompu le
traité social, et par conséquent qu'il n'est plus membre
de l'État. Or comme il s'est reconnu tel, tout au moins par son
séjour, il en doit être retranché par l'exil comme
infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public; car un tel ennemi
n'est pas une personne morale, c'est un homme, et c'est alors que le droit
de la guerre est de tuer le vaincu.
Mais, dira-t-on, la condamnation d'un criminel est
un acte particulier. D'accord; aussi cette condamnation n'appartient-elle
point au souverain; c'est un droit qu'il peut conférer sans pouvoir
l'exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais je
ne saurais les exposer toutes à la fois.
Au reste la fréquence des supplices est toujours
un signe de faiblesse ou de paresse dans le gouvernement. Il n'y a point
de méchant qu'on ne pût rendre bon à quelque chose.
On n'a droit de faire mourir, même pour l'exemple, que celui qu'on
ne peut conserver sans danger.
À l'égard du droit de faire grâce,
ou d'exempter un coupable de la peine portée par la loi et prononcée
par le juge, il n'appartient qu'à celui qui est au-dessus du juge
et de la loi, c'est-à-dire au souverain. Encore son droit en ceci
n'est-il pas bien net, et les cas d'en user sont-ils très rares.
Dans un État bien gouverné il y a peu de punitions, non parce
qu'on fait beaucoup de grâces, mais parce qu'il y a peu de criminels:
la multitude des crimes en assure l'impunité lorsque l'État
dépérit. Sous la République romaine jamais le Sénat
ni les consuls ne tentèrent de faire grâce; le peuple même
n'en faisait pas, quoiqu'il révoquât quelquefois son propre
jugement. Les fréquentes grâces annoncent que bientôt
les forfaits n'en auront plus besoin, et chacun voit où cela mène.
Mais je sens que mon coeur murmure et retient ma plume; laissons discuter
ces questions à l'homme juste qui n'a point failli, et qui jamais
n'eut lui-même besoin de grâce.
LIVRE II. CHAPITRE VI
DE LA LOI
Par le pacte social nous avons donné l'existence
et la vie au corps politique: il s'agit maintenant de lui donner le mouvement
et la volonté par la législation. Car l'acte primitif par
lequel ce corps se forme et s'unit ne détermine rien encore de ce
qu'il doit faire pour se conserver.
Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel
par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines.
Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source, mais si nous savions
la recevoir de si haut nous n'aurions besoin ni de gouvernement ni de lois.
Sans doute il est une justice universelle émanée de la raison
seule; mais cette justice pour être admise entre nous doit être
réciproque. A considérer humainement les choses, faute de
sanction naturelle les lois de la justice sont vaines parmi les hommes;
elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci
les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui.
Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs
et ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature,
où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je
n'ai rien promis, je ne reconnais pour être à autrui que ce
qui m'est inutile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil où
tous les droits sont fixés par la loi.
Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi? Tant qu'on se
contentera de n'attacher à ce mot que des idées métaphysiques,
on continuera de raisonner sans s'entendre, et quand on aura dit ce que
c'est qu'une loi de la nature on n'en saura pas mieux ce que c'est qu'une
loi de l'État.
J'ai déjà dit qu'il n'y avait point
de volonté générale sur un objet particulier. En effet
cet objet particulier est dans l'État ou hors de l'État.
S'il est hors de l'État, une volonté qui lui est étrangère
n'est point générale par rapport à lui; et si cet
objet est dans l'État, il en fait partie. Alors il se forme entre
le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés,
dont la partie est l'un, et le tout moins cette même partie est l'autre.
Mais le tout moins une partie n'est point le tout, et tant que ce rapport
subsiste il n'y a plus de tout mais deux parties inégales; d'où
il suit que la volonté de l'une n'est point non plus générale
par rapport à l'autre.
Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple
il ne considère que lui-même, et s'il se forme alors un rapport,
c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous
un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière
sur laquelle on statue est générale comme la volonté
qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi.
Quand je dis que l'objet des lois est toujours général
j'entends que la loi considère les sujets en corps et les actions
comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière.
Ainsi la loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais
elle n'en peut donner nommément à personne; la loi peut faire
plusieurs classes de citoyens, assigner même les qualités
qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels
et tels pour y être admis; elle peut établir un gouvernement
royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut élire
un roi ni nommer une famille royale; en un mot toute fonction qui se rapporte
à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative.
Sur cette idée on voit à l'instant qu'il
ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu'elles
sont des actes de la volonté générale; ni si le Prince
est au-dessus des lois, puisqu'il est membre de l'Etat; ni si la loi peut
être injuste, puisque nul n'est injuste envers lui-même, ni
comment on est libre et soumis aux lois, puisqu'elles ne sont que des registres
de nos volontés.
On voit encore que la loi réunissant l'universalité
de la volonté et celle de l'objet, ce qu'un homme, quel qu'il puisse
être, ordonne de son chef n'est point une loi; ce qu'ordonne même
le souverain sur un objet particulier n'est pas non plus une loi mais un
décret, ni un acte de souveraineté mais de magistrature.
J'appelle donc République tout Etat régi
par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être:
car alors seulement l'intérêt public gouverne, et la chose
publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain10:
j'expliquerai ci-après ce que c'est que gouvernement.
Les lois ne sont proprement que les conditions de
l'association civile. Le Peuple soumis aux lois en doit être l'auteur;
il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions
de la société: mais comment les régleront-ils? Sera-ce
d'un commun accord, par une inspiration subite? Le corps politique a-t-il
un organe pour énoncer ces volontés? Qui lui donnera la prévoyance
nécessaire pour en former les actes et les publier d'avance, ou
comment les prononcera-t-il au moment du besoin? Comment une multitude
aveugle qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement
ce qui lui est bon, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise
aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation?
De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même
il ne le voit pas toujours. La volonté générale est
toujours droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé.
Il faut lui faire voir les objets tels qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils
doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu'elle cherche,
la garantir de la séduction des volontés particulières,
rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l'attrait
des avantages présents et sensibles, par le danger des maux éloignés
et cachés. Les particuliers voient le bien qu'ils rejettent le public
veut le bien qu'il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides.
Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à
leur raison; il faut apprendre à l'autre à connaître
ce qu'il veut. Alors des lumières publiques résulte l'union
de l'entendement et de la volonté dans le corps social, de là
l'exact concours des parties, et enfin la plus grande force du tout. Voilà
d'où naît la nécessité d'un législateur.
LIVRE II. CHAPITRE VII
DU LÉGISLATEUR
Pour découvrir les meilleures règles
de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence
supérieure, qui vît toutes les passions des hommes et qui
n'en éprouvât aucune, qui n'eût aucun rapport avec notre
nature et qui la connût à fond, dont le bonheur fût
indépendant de nous et qui pourtant voulût bien s'occuper
du nôtre; enfin qui, dans le progrès des temps se ménageant
une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle
et jouir dans un autre11 . Il faudrait
des dieux pour donner des lois aux hommes.
Le même raisonnement que faisait Caligula quant
au fait, Platon le faisait quant au droit pour définir l'homme civil
ou royal qu'il cherche dans son livre du règne, mais s'il est vrai
qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur?
Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer.
Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là
n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. Dans la naissance
des sociétés, dit Montesquieu, ce sont les chefs des républiques
qui font l'institution, et c'est ensuite l'institution qui forme les chefs
des républiques.
Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit
se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine;
de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait
et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive
en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution
de l'homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et
morale à l'existence physique et indépendante que nous avons
tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à
l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères
et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces
naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes
et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite. En sorte
que si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien, que par tous les autres,
et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure
à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut
dire que la législation est au plus haut point la perfection qu'elle
puisse atteindre.
Le législateur est à tous égards
un homme extraordinaire dans l'Etat. S'il doit l'être par son génie,
il ne l'est pas moins par son emploi. Ce n'est point magistrature, ce n'est
point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république,
n'entre point dans sa constitution. C'est une fonction particulière
et supérieure qui n'a rien de commun avec l'empire humain; car si
celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux lois, celui qui
commande aux lois ne doit pas non plus commander aux hommes; autrement
ses lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent que perpétuer
ses injustices, et jamais il ne pourrait éviter que des vues particulières
n'altérassent la sainteté de son ouvrage.
Quand Lycurgue donna des lois à sa patrie,
il commença par abdiquer la Royauté. C'était la coutume
de la plupart des villes grecques de confier à des étrangers
l'établissement des leurs. Les Républiques modernes de l'Italie
imitèrent souvent cet usage; celle de Genève en fit autant
et s'en trouva bien 12 . Rome dans
son plus bel âge vit renaître en son sein tous les crimes de
la tyrannie, et se vit prête à périr, pour avoir réuni
sur les mêmes têtes l'autorité législative et
le pouvoir Souverain.
Cependant les décemvirs eux-mêmes ne
s'arrogèrent jamais le droit de faire passer aucune loi de leur
seule autorité. Rien de ce que nous vous proposons, disaient-ils
au peuple, ne peut passer en loi sans votre consentement. Romains, soyez
vous-mêmes les auteurs des lois qui doivent faire votre bonheur.
Celui qui rédige les lois n'a donc ou ne doit
avoir aucun droit législatif, et le peuple même ne peut, quand
il le voudrait, se dépouiller de ce droit incommunicable; parce
que selon le pacte fondamental il n'y a que la volonté générale
qui oblige les particuliers, et qu'on ne peut jamais s'assurer qu'une volonté
particulière est conforme à la volonté générale
qu'après l'avoir soumise aux suffrages libres du peuple: j'ai déjà
dit cela, mais il n'est pas inutile de le répéter.
Ainsi l'on trouve à la fois dans l'ouvrage
de la législation deux choses qui semblent incompatibles: une entreprise
au-dessus de la force humaine et, pour l'exécuter, une autorité
qui n'est rien.
Autre difficulté qui mérite attention.
Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n'en
sauraient être entendus. Or il y a mille sortes d'idées qu'il
est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales
et les objets trop éloignés sont également hors de
sa portée; chaque individu, ne goûtant d'autre plan de gouvernement
que celui qui se rapporte à son intérêt particulier,
aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations
continuelles qu'imposent les bonnes lois. Pour qu'un peuple naissant pût
goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles
fondamentales de la raison d'Etat, il faudrait que l'effet pût devenir
la cause, que l'esprit social qui doit être l'ouvrage de l'institution
présidât à l'institution même, et que les hommes
fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles. Ainsi donc
le législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement,
c'est une nécessité qu'il recoure à une autorité
d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader
sans convaincre.
Voilà ce qui força de tout temps les
pères des nations à recourir à l'intervention du Ciel
et d'honorer les dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis
aux lois de l'État comme à celles de la nature, et reconnaissant
le même pouvoir dans la formation de l'homme et dans celle de la
cité, obéissent avec liberté et portassent docilement
le joug de la félicité publique.
Cette raison sublime qui s'élève au-dessus
de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur
met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner
par l'autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence
humaine13 . Mais il n'appartient pas
à tout homme de faire parler les dieux, ni d'en être cru quand
il s'annonce pour être leur interprète. La grande âme
du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission.
Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre
un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour
lui parler à l'oreille, ou trouver d'autres moyens grossiers d'en
imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler
par hasard une troupe d'insensés, mais il ne fondera jamais un empire,
et son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains
prestiges forment un lien passager, il n'y a que la sagesse qui le rende
durable. La loi judaïque toujours subsistante, celle de l'enfant d'Ismaël
qui depuis dix siècles régit la moitié du monde, annoncent
encore aujourd'hui les grands hommes qui les ont dictées; et tandis
que l'orgueilleuse philosophie ou l'aveugle esprit de parti ne voit en
eux que d'heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions
ce grand et puissant génie qui préside aux établissements
durables.
Il ne faut pas de tout ceci conclure avec Warburton
que la politique et la religion aient parmi nous un objet commun, mais
que dans l'origine des nations l'une sert d'instrument à l'autre.
LIVRE II. CHAPITRE VIII
DU PEUPLE
Comme avant d'élever un grand édifice
l'architecte observe et sonde le sol, pour voir s'il en peut soutenir le
poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger de bonnes
lois en elles-mêmes, mais il examine auparavant si le peuple auquel
il les destine est propre à les supporter. C'est pour cela que Platon
refusa de donner des lois aux Arcadiens et aux Cyréniens, sachant
que ces deux peuples étaient riches et ne pouvaient souffrir l'égalité:
c'est pour cela qu'on vit en Crète de bonnes lois et de méchants
hommes, parce que Minos n'avait discipliné qu'un peuple chargé
de vices.
Mille nations ont brillé sur la terre qui n'auraient
jamais pu souffrir de bonnes lois, et celles mêmes qui l'auraient
pu n'ont eu dans toute leur durée qu'un temps fort court pour cela.
Les peuples ainsi que les hommes 14
ne sont dociles que dans leur jeunesse, ils deviennent incorrigibles en
vieillissant; quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés
enracinés, c'est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les
réformer; le peuple ne peut pas même souffrir qu'on touche
à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades
stupides et sans courage qui frémissent à l'aspect du médecin.
Ce n'est pas que, comme quelques maladies bouleversent
la tête des hommes et leur ôtent le souvenir du passé,
il ne se trouve quelquefois dans la durée des États des époques
violentes où les révolutions font sur les peuples ce que
certaines crises font sur les individus, où l'horreur du passé
tient lieu d'oubli, et où l'État, embrasé par les
guerres civiles, renaît pour ainsi dire de sa cendre et reprend la
vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. Telle fut Sparte
au temps de Lycurgue, telle fut Rome après les Tarquins; et telles
ont été parmi nous la Hollande et la Suisse après
l'expulsion des tyrans.
Mais ces événements sont rares; ce sont
des exceptions dont la raison se trouve toujours dans la constitution particulière
de l'État excepté. Elles ne sauraient même avoir lieu
deux fois pour le même peuple, car il peut se rendre libre tant qu'il
n'est que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil est usé.
Alors les troubles peuvent le détruire sans que les révolutions
puissent le rétablir, et sitôt que ses fers sont brisés,
il tombe épars et n'existe plus. Il lui faut désormais un
maître et non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-vous
de cette maxime: on peut acquérir la liberté; mais on ne
la recouvre jamais.
Il est pour les nations comme pour les hommes un temps
de maturité qu'il faut attendre 15
avant de les soumettre à des lois; mais la maturité d'un
peuple n'est pas toujours facile à connaître, et si on la
prévient l'ouvrage est manqué. Tel peuple est disciplinable
en naissant, tel autre ne l'est pas au bout de dix siècles. Les
Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu'ils l'ont été
trop tôt. Pierre avait le génie imitatif; il n'avait pas le
vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien. Quelques-unes
des choses qu'il fit étaient bien, la plupart étaient déplacées.
Il a vu que son peuple était barbare, il n'a point vu qu'il n'était
pas mûr pour la police; il l'a voulu civiliser quand il ne fallait
que l'aguerrir. Il a d'abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand
il fallait commencer par faire des Russes; il a empêché ses
sujets de jamais devenir ce qu'ils pourraient être, en leur persuadant
qu'ils étaient ce qu'ils ne sont pas. C'est ainsi qu'un précepteur
français forme son élève pour briller un moment dans
son enfance, et puis n'être jamais rien. L'Empire de Russie voudra
subjuguer l'Europe et sera subjugué lui-même. Les Tartares
ses sujets ou ses voisins deviendront ses maîtres et les nôtres.
Cette révolution me paraît infaillible. Tous les rois de l'Europe
travaillent de concert à l'accélérer.
LIVRE II. CHAPITRE IX
SUITE
Comme la nature a donné des termes à
la stature d'un homme bien conformé, passé lesquels elle
ne fait plus que des géants ou des nains, il y a de même,
eu égard à la meilleure constitution d'un Etat, des bornes
à l'étendue qu'il peut avoir, afin qu'il ne soit ni trop
grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour
pouvoir se maintenir par lui-même. Il y a dans tout corps politique
un maximum de force qu'il ne saurait passer, et duquel souvent il s'éloigne
à force de s'agrandir. Plus le lien social s'étend, plus
il se relâche, et en général un petit Etat est proportionnellement
plus fort qu'un grand.
Mille raisons démontrent cette maxime. Premièrement
l'administration devient plus pénible dans les grandes distances,
comme un poids devient plus lourd au bout d'un plus grand levier. Elle
devient aussi plus onéreuse à mesure que les degrés
se multiplient; car chaque ville a d'abord la sienne que le peuple paye,
chaque district la sienne encore payée par le peuple, ensuite chaque
province, puis les grands gouvernements, les satrapies, les vice-royautés
qu'il faut toujours payer plus cher à mesure qu'on monte, et toujours
aux dépens du malheureux peuple; enfin vient l'administration suprême
qui écrase tout. Tant de surcharges épuisent continuellement
les sujets; loin d'être mieux gouvernés par ces différents
ordres, ils le sont moins bien que s'il n'y en avait qu'un seul au-dessus
d'eux. Cependant à peine reste-t-il des ressources pour les cas
extraordinaires, et quand il y faut recourir l'Etat est toujours à
la veille de sa ruine.
Ce n'est pas tout; non seulement le gouvernement a
moins de vigueur et de célérité pour faire observer
les lois, empêcher les vexations, corriger les abus, prévenir
les entreprises séditieuses qui peuvent se faire dans des lieux
éloignés, mais le peuple a moins d'affection pour ses chefs
qu'il ne voit jamais, pour la patrie qui est à ses yeux comme le
monde, et pour ses concitoyens dont la plupart lui sont étrangers.
Les mêmes lois ne peuvent convenir à tant de provinces diverses
qui ont des moeurs différentes, qui vivent sous des climats opposés,
et qui ne peuvent souffrir la même forme de gouvernement. Des lois
différentes n'engendrent que trouble et confusion parmi des peuples
qui, vivant sous les mêmes chefs et dans une communication continuelle,
passent ou se marient les uns chez les autres et, soumis à d'autres
coutumes, ne savent jamais si leur patrimoine est bien à eux. Les
talents sont enfouis, les vertus ignorées, les vices impunis, dans
cette multitude d'hommes inconnus les uns aux autres que le siège
de l'administration suprême rassemble dans un même lieu. Les
chefs accablés d'affaires ne voient rien par eux-mêmes, des
commis gouvernent l'Etat. Enfin les mesures qu'il faut prendre pour maintenir
l'autorité générale, à laquelle tant d'officiers
éloignés veulent se soustraire ou en imposer, absorbe tous
les soins publics, il n'en reste plus pour le bonheur du peuple, à
peine en reste-t-il pour sa défense au besoin, et c'est ainsi qu'un
corps trop grand pour sa constitution s'affaisse et périt écrasé
sous son propre poids.
D'un autre côté, l'Etat doit se donner
une certaine base pour avoir de la solidité, pour résister
aux secousses qu'il ne manquera pas d'éprouver et aux efforts qu'il
sera contraint de faire pour se soutenir: car tous les peuples ont une
espèce de force centrifuge par laquelle ils agissent continuellement
les uns contré les autres et tendent à s'agrandir aux dépens
de leurs voisins, comme les tourbillons de Descartes. Ainsi les faibles
risquent d'être bientôt engloutis, et nul ne peut guère
se conserver qu'en se mettant avec tous dans une espèce d'équilibre,
qui rende la compression partout a peu près égale.
On voit par là qu'il y a des raisons de s'étendre
et des raisons de se resserrer, et ce n'est pas le moindre talent du politique
de trouver, entre les unes et les autres, la proportion la plus avantageuse
à la conservation de l'Etat. On peut dire en général
que les premières, n'étant qu'extérieures et relatives,
doivent être subordonnées aux autres, qui sont internes et
absolues; une saine et forte constitution est la première chose
qu'il faut rechercher, et l'on doit plus compter sur la vigueur qui naît
d'un bon gouvernement que sur les ressources que fournit un grand territoire.
Au reste, on a vu des Etats tellement constitués
que la nécessité des conquêtes entrait dans leur constitution
même, et que pour se maintenir ils étaient forcés de
s'agrandir sans cesse. Peut-être se félicitaient-ils beaucoup
de cette heureuse nécessité, qui leur montrait pourtant,
avec le terme de leur grandeur, l'inévitable moment de leur chute.
LIVRE II. CHAPITRE X
SUITE
On peut mesurer un corps politique de deux manières;
savoir, par l'étendue du territoire, et par le nombre du peuple,
et il y a, entre l'une et l'autre de ces mesures, un rapport convenable
pour donner à l'Etat sa véritable grandeur. Ce sont les hommes
qui font l'Etat, et c'est le terrain qui nourrit les hommes; ce rapport
est donc que la terre suffise à l'entretien de ses habitants, et
qu'il y ait autant d'habitants que la terre en peut nourrir. C'est dans
cette proportion que se trouve le maximum de force d'un nombre donné
de peuple; car s'il y a du terrain de trop, la garde en est onéreuse,
la culture insuffisante, le produit superflu; c'est la cause prochaine
des guerres défensives; s'il n'y en a pas assez, l'Etat se trouve
pour le supplément à la discrétion de ses voisins;
c'est la cause prochaine des guerres offensives. Tout peuple qui n'a par
sa position que l'alternative entre le commerce ou la guerre est faible
en lui-même; il dépend de ses voisins, il dépend des
événements; il n'a jamais qu'une existence incertaine et
courte. Il subjugue et change de situation, ou il est subjugué et
n'est rien. Il ne peut se conserver libre qu'à force de petitesse
ou de grandeur.
On ne peut donner en calcul un rapport fixe entre
l'étendue de terre et le nombre d'hommes qui se suffisent l'un à
l'autre; tant à cause des différences qui se trouvent dans
les qualités du terrain, dans ses degrés de fertilité,
dans la nature de ses productions, dans l'influence des climats, que de
celles qu'on remarque dans les tempéraments des hommes qui les habitent,
dont les uns consomment peu dans un pays fertile, les autres beaucoup sur
un sol ingrat. Il faut encore avoir égard à la plus grande
ou moindre fécondité des femmes, à ce que le pays
peut avoir de plus ou moins favorable à la population, à
la quantité dont le législateur peut espérer d'y concourir
par ses établissements; de sorte qu'il ne doit pas fonder son jugement
sur ce qu'il voit mais sur ce qu'il prévoit, ni s'arrêter
autant à l'état actuel de la population qu'à celui
où elle doit naturellement parvenir. Enfin il y a mille occasions
où les accidents particuliers du lieu exigent ou permettent qu'on
embrasse plus de terrain qu'il ne paraît nécessaire. Ainsi
l'on s'étendra beaucoup dans un pays de montagnes, où les
productions naturelles, savoir, les bois, les pâturages, demandent
moins de travail, où l'expérience apprend que les femmes
sont plus fécondes que dans les plaines, et où un grand sol
incliné ne donne qu'une petite base horizontale, la seule qu'il
faut compter pour la végétation. Au contraire, on peut se
resserrer au bord de la mer, même dans des rochers et des sables
presque stériles; parce que la pêche y peut suppléer
en grande partie aux productions de la terre, que les hommes doivent être
plus rassemblés pour repousser les pirates, et qu'on à d'ailleurs
plus de facilité pour délivrer le pays, par les colonies,
des habitants dont il est surchargé.
À ces conditions pour instituer un peuple,
il en faut ajouter une qui ne peut suppléer à nulle autre,
mais sans laquelle elles sont toutes inutiles; c'est qu'on jouisse de l'abondance
de la paix; car le temps où s'ordonne un État est, comme
celui où se forme un bataillon, l'instant où le corps est
le moins capable de résistance et le plus facile à détruire.
On résisterait mieux dans un désordre absolu que dans un
moment de fermentation, où chacun s'occupe de son rang et non du
péril. Qu'une guerre, une famine, une sédition survienne
en ce temps de crise, l'État est infailliblement renversé.
Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup de gouvernements
établis durant ces orages; mais alors ce sont ces gouvernements
mêmes qui détruisent l'État. Les usurpateurs amènent
ou choisissent toujours ces temps de troubles pour faire passer, à
la faveur de l'effroi public, des lois destructives que le peuple n'adopterait
jamais de sang-froid. Le choix du moment de l'institution est un des caractères
les plus sûrs par lesquels on peut distinguer l'oeuvre du législateur
d'avec celle du tyran.
Quel peuple est donc propre à la législation?
Celui qui, se trouvant déjà lié par quelque union
d'origine, d'intérêt ou de convention, n'a point encore porté
le vrai joug des lois; celui qui n'a ni coutumes ni superstitions bien
enracinées; celui qui ne craint pas d'être accablé
par une invasion subite, qui, sans entrer dans les querelles de ses voisins,
peut résister seul à chacun d'eux, ou s'aider de l'un pour
repousser l'autre; celui dont chaque membre peut être connu de tous,
et où l'on n'est point forcé de charger un homme d'un plus
grand fardeau qu'un homme ne peut porter; celui qui peut se passer des
autres peuples et dont tout autre peuple peut se passer16;
celui qui n'est ni riche ni pauvre et peut se suffire à lui-même;
enfin celui qui réunit la consistance d'un ancien peuple avec la
docilité d'un peuple nouveau. Ce qui rend pénible l'ouvrage
de la législation est moins ce qu'il faut établir que ce
qu'il faut détruire; et ce qui rend le succès si rare, c'est
l'impossibilité de trouver la simplicité de la nature jointe
aux besoins de la société. Toutes ces conditions, il est
vrai, se trouvent difficilement rassemblées. Aussi voit-on peu d'États
bien constitués.
Il est encore en Europe un pays capable de législation;
c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce
brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait
bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai
quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera
l'Europe.
LIVRE II. CHAPITRE XI
DES DIVERS SYSTÈMES DE LÉGISLATION
Si l'on recherche en quoi consiste précisément
le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système
de législation, on trouvera qu'il se réduit à ces
deux objets principaux, la liberté et l'égalité. La
liberté, parce que toute dépendance particulière est
autant de force ôtée au corps de l'État; l'égalité,
parce que la liberté ne peut subsister sans elle.
J'ai déjà dit ce que c'est que la liberté
civile; à l'égard de l'égalité, il ne faut
pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse
soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance,
elle soit au-dessous de toute violence et ne s'exerce jamais qu'en vertu
du rang et des lois, et, quant à la richesse, que nul citoyen ne
soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre
pour être contraint de se vendre. Ce qui suppose du côté
des grands modération de biens et de crédit, et du côté
des petits, modération d'avarice et de convoitise
17 .
Cette égalité, disent-ils, est une chimère
de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l'abus
est inévitable, s'ensuit-il qu'il ne faille pas au moins le régler?
C'est précisément parce que la force des choses tend toujours
à détruire l'égalité que la force de la législation
doit toujours tendre à la maintenir.
Mais ces objets généraux de toute bonne
institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports
qui naissent, tant de la situation locale que du caractère des habitants,
et c'est sur ces rapports qu'il faut assigner à chaque peuple un
système particulier d'institution qui soit le meilleur, non peut-être
en lui-même, mais pour l'Etat auquel il est destiné. Par exemple
le sol est-il ingrat et stérile, ou le pays trop serré pour
les habitants? Tournez-vous du côté de l'industrie et des
arts, dont vous échangerez les productions contre les denrées
qui vous manquent. Au contraire, occupez-vous de riches plaines et des
coteaux fertiles? Dans un bon terrain, manquez-vous d'habitants? Donnez
tous vos soins à l'agriculture qui multiplie les hommes, et chassez
les arts qui ne feraient qu'achever de dépeupler le pays, en attroupant
sur quelques points du territoire le peu d'habitants qu'il a18
. Occupez-vous des rivages étendus et commodes? Couvrez la mer de
vaisseaux, cultivez le commerce et la navigation; vous aurez une existence
brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des
rochers presque inaccessibles? Restez barbares et ichtyophages; vous en
vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, et sûrement plus
heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous, chaque peuple
renferme en lui quelque cause qui les ordonne d'une manière particulière
et rend sa législation propre à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois
les Hébreux et récemment les Arabes ont eu pour principal
objet la religion, les Athéniens les lettres, Carthage et Tyr le
commerce, Rhodes la marine, Sparte la guerre, et Rome la vertu. L'auteur
de L'Esprit des lois a montré dans des foules d'exemples par quel
art le législateur dirige l'institution vers chacun de ces objets.
Ce qui rend la constitution d'un État véritablement
solide et durable, c'est quand les convenances sont tellement observées
que les rapports naturels et les lois tombent toujours de concert sur les
mêmes points, et que celles-ci ne font, pour ainsi dire, qu'assurer,
accompagner, rectifier les autres. Mais si le législateur, se trompant
dans son objet, prend un principe différent de celui qui naît
de la nature des choses, que l'un tende à la servitude et l'autre
à la liberté, l'un aux richesses, l'autre à la population,
l'un à la paix, l'autre aux conquêtes, on verra les lois s'affaiblir
insensiblement, la constitution s'altérer, et l'État ne cessera
d'être agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou
changé, et que l'invincible nature ait repris son empire.
LIVRE II. CHAPITRE XII
DIVISION DES LOIS
Pour ordonner le tout, ou donner la meilleure forme
possible à la chose publique, il y a diverses relations à
considérer. Premièrement l'action du corps entier agissant
sur lui-même, c'est-à-dire le rapport du tout au tout, ou
du souverain à l'État, et ce rapport est composé de
celui des termes intermédiaires, comme nous le verrons ci-après.
Les lois qui règlent ce rapport portent le
nom de lois politiques, et s'appellent aussi lois fondamentales, non sans
quelque raison si ces lois sont sages. Car s'il n'y a dans chaque Etat
qu'une bonne manière de l'ordonner, le peuple qui l'a trouvée
doit s'y tenir: mais si l'ordre établi est mauvais, pourquoi prendrait-on
pour fondamentales des lois qui l'empêchent d'être bon? D'ailleurs,
en tout état de cause, un peuple est toujours le maître de
changer ses lois, même les meilleures; car s'il lui plaît de
se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a droit de l'en empêcher?
La seconde relation est celle des membres entre eux
ou avec le corps entier, et ce rapport doit être au premier égard
aussi petit et au second aussi grand qu'il est possible: en sorte que chaque
citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres,
et dans une excessive dépendance de la Cité; ce qui se fait
toujours par les mêmes moyens; car il n'y a que la force de l'Etat
qui fasse la liberté de ses membres. C'est de ce deuxième
rapport que naissent les lois civiles.
On peut considérer une troisième sorte
de relation entre l'homme et la loi, savoir celle de la désobéissance
à la peine, et celle-ci donne lieu à l'établissement
des lois criminelles, qui dans le fond sont moins une espèce particulière
de lois que la sanction de toutes les autres.
À ces trois sortes de lois, il s'en joint une
quatrième, la plus importante de toutes; qui ne se grave ni sur
le marbre ni sur l'airain, mais dans les coeurs des citoyens; qui fait
la véritable constitution de l'Etat; qui prend tous les jours de
nouvelles forces; qui, lorsque les autres lois vieillissent ou s'éteignent,
les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l'esprit de son
institution, et substitue insensiblement la force de l'habitude à
celle de l'autorité. Je parle des moeurs, des coutumes, et surtout
de l'opinion; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle
dépend le succès de toutes les autres: partie dont le grand
législateur s'occupe en secret, tandis qu'il paraît se borner
à des règlements particuliers qui ne sont que le cintre de
la voûte, dont les moeurs, plus lentes à naître, forment
enfin l'inébranlable clef.
Entre ces diverses classes, les lois politiques, qui
constituent la forme du gouvernement, sont la seule relative à mon
sujet.
Fin du Livre deuxième
LIVRE III
Avant de parler des diverses formes de gouvernement, tâchons de fixer le sens précis de ce mot, qui n'a pas encore été fort bien expliqué.
LIVRE III. CHAPITRE I
DU GOUVERNEMENT EN GÉNÉRAL
J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être
lu posément, et que je ne sais pas l'art d'être clair pour
qui ne veut pas être attentif.
Toute action libre a deux causes qui concourent à
la produire, l'une morale, savoir la volonté qui détermine
l'acte, l'autre physique, savoir la puissance qui l'exécute. Quand
je marche vers un objet, il faut premièrement que j'y veuille aller;
en second lieu, que mes pieds m'y portent. Qu'un paralytique veuille courir,
qu'un homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps
politique a les mêmes mobiles; on y distingue de même la force
et la volonté, celle-ci sous le nom de puissance législative,
l'autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne s'y fait ou
ne s'y doit faire sans leur concours.
Nous avons vu que la puissance législative
appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui. Il est aisé
de voir au contraire, par les principes ci-devant établis, que la
puissance exécutive ne peut appartenir à la généralité
comme législatrice ou souveraine; parce que cette puissance ne consiste
qu'en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni
par conséquent de celui du souverain, dont tous les actes ne peuvent
être que des lois.
Il faut donc à la force publique un agent propre
qui la réunisse et la mette en oeuvre selon les directions de la
volonté générale, qui serve à la communication
de l'Etat et du souverain, qui fasse en quelque sorte dans la personne
publique ce que fait dans l'homme l'union de l'âme et du corps. Voilà
quelle est dans l'Etat la raison du gouvernement, confondu mal à
propos avec le souverain, dont il n'est que le ministre.
Qu'est-ce donc que le gouvernement? Un corps intermédiaire
établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance,
chargé de l'exécution des lois et du maintien de la liberté,
tant civile que politique.
Les membres de ce corps s'appellent magistrats ou
rois, c'est-à-dire gouverneurs, et le corps entier porte le nom
de prince19 . Ainsi ceux qui prétendent
que l'acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n'est point
un contrat ont grande raison. Ce n'est absolument qu'une commission, un
emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son
nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu'il peut limiter,
modifier et reprendre quand il lui plaît, l'aliénation d'un
tel droit étant incompatible avec la nature du corps social, et
contraire au but de l'association.
J'appelle donc gouvernement ou suprême administration
l'exercice légitime de la puissance exécutive, et prince
ou magistrat l'homme ou le corps chargé de cette administration.
C'est dans le gouvernement que se trouvent les forces
intermédiaires, dont les rapports composent celui du tout au tout
ou du souverain à l'État. On peut représenter ce dernier
rapport par celui des extrêmes d'une proportion continue, dont la
moyenne proportionnelle est le gouvernement. Le gouvernement reçoit
du souverain les ordres qu'il donne au peuple, et pour que l'Etat soit
dans un bon équilibre il faut, tout compensé, qu'il y ait
égalité entre le produit ou la puissance du gouvernement
pris en lui-même et le produit ou la puissance des citoyens, qui
sont souverains d'un côté et sujets de l'autre.
De plus, on ne saurait altérer aucun des trois
termes sans rompre à l'instant la proportion. Si le souverain veut
gouverner, ou si le magistrat veut donner des lois, ou si les sujets refusent
d'obéir, le désordre succède à la règle,
la force et la volonté n'agissent plus de concert, et l'Etat dissous
tombe ainsi dans le despotisme ou dans l'anarchie. Enfin comme il n'y a
qu'une moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n'y a non plus
qu'un bon gouvernement possible dans un Etat. Mais comme mille événements
peuvent changer les rapports d'un peuple, non seulement différents
gouvernements peuvent être bons à divers peuples, mais au
même peuple en différents temps.
Pour tâcher de donner une idée des divers
rapports qui peuvent régner entre ces deux extrêmes, je prendrai
pour exemple le nombre du peuple, comme un rapport plus facile à
exprimer.
Supposons que l'État soit composé de
dix mille citoyens. Le souverain ne peut être considéré
que collectivement et en corps. Mais chaque particulier en qualité
de sujet est considéré comme individu. Ainsi le souverain
est au sujet comme dix mille est à un. C'est-à-dire que chaque
membre de l'Etat n'a pour sa part que la dix millième partie de
l'autorité souveraine, quoiqu'il lui soit soumis tout entier. Que
le peuple soit composé de cent mille hommes, l'état des sujets
ne change pas, et chacun porte également tout l'empire des lois,
tandis que son suffrage, réduit à un cent millième,
a dix fois moins d'influence dans leur rédaction. Alors le sujet
restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre
des citoyens. D'où il suit que plus l'État s'agrandit, plus
la liberté diminue.
Quand je dis que le rapport augmente, j'entends qu'il
s'éloigne de l'égalité. Ainsi plus le rapport est
grand dans l'acception des géomètres, moins il y a de rapport
dans l'acception commune; dans la première le rapport considéré
selon la quantité se mesure par l'exposant, et dans l'autre, considéré
selon l'identité, il s'estime par la similitude.
Or moins les volontés particulières
se rapportent à la volonté générale, c'est-à-dire
les moeurs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter. Donc
le gouvernement, pour être bon, doit être relativement plus
fort à mesure que le peuple est plus nombreux.
D'un autre côté, l'agrandissement de
l'État donnant aux dépositaires de l'autorité publique
plus de tentations et de moyens d'abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement
doit avoir de force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en
avoir à son tour pour contenir le gouvernement. Je ne parle pas
ici d'une force absolue, mais de la force relative des diverses parties
de l'État.
Il suit de ce double rapport que la proportion continue
entre le souverain, le prince et le peuple n'est point une idée
arbitraire, mais une conséquence nécessaire de la nature
du corps politique. Il suit encore que l'un des extrêmes, savoir
le peuple comme sujet, étant fixe et représenté par
l'unité, toutes les fois que la raison doublée augmente ou
diminue, la raison simple augmente ou diminue semblablement, et que par
conséquent le moyen terme est changé. Ce qui fait voir qu'il
n'y a pas une constitution de gouvernement unique et absolue, mais qu'il
peut y avoir autant de gouvernements différents en nature que d'Etats
différents en grandeur.
Si, tournant ce système en ridicule, on disait
que pour trouver cette moyenne proportionnelle et former le corps du gouvernement
il ne faut, selon moi, que tirer la racine carrée du nombre du peuple,
je répondrais que je ne prends ici ce nombre que pour un exemple,
que les rapports dont je parle ne se mesurent pas seulement par le nombre
des hommes, mais en général par la quantité d'action,
laquelle se combine par des multitudes de causes, qu'au reste si, pour
m'exprimer en moins de paroles, j'emprunte un moment des termes de géométrie,
je n'ignore pas, cependant, que la précision géométrique
n'a point lieu dans les quantités morales.
Le gouvernement est en petit ce que le corps politique
qui le renferme est en grand. C'est une personne morale douée de
certaines facultés, active comme le souverain, passive comme l'Etat,
et qu'on peut décomposer en d'autres rapports semblables, d'où
naît par conséquent une nouvelle proportion, une autre encore
dans celle-ci selon l'ordre des tribunaux, jusqu'à ce qu'on arrive
à un moyen terme indivisible, c'est-à-dire à un seul
chef ou magistrat suprême, qu'on peut se représenter au milieu
de cette progression, comme l'unité entre la série des fractions
et celle des nombres.
Sans nous embarrasser dans cette multiplication de
termes, contentons-nous de considérer le gouvernement comme un nouveau
corps dans l'État, distinct du peuple et du souverain, et intermédiaire
entre l'un et l'autre.
Il y a cette différence essentielle entre ces
deux corps, que l'Etat existe par lui-même, et que le gouvernement
n'existe que par le souverain. Ainsi la volonté dominante du prince
n'est ou ne doit être que la volonté générale
ou la loi, sa force n'est que la force publique concentrée en lui,
sitôt qu'il veut tirer de lui-même quelque acte absolu et indépendant,
la liaison du tout commence à se relâcher. S'il arrivait enfin
que le prince eût une volonté particulière plus active
que celle du souverain, et qu'il usât pour obéir à
cette volonté particulière de la force publique qui est dans
ses mains, en sorte qu'on eût, pour ainsi dire, deux souverains,
l'un de droit et l'autre de fait; à l'instant l'union sociale s'évanouirait,
et le corps politique serait dissous.
Cependant pour que le corps du gouvernement ait une
existence, une vie réelle qui le distingue du corps de l'État,
pour que tous ses membres puissent agir de concert et répondre à
la fin pour laquelle il est institué, il lui faut un moi particulier,
une sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté
propre qui tende à sa conservation. Cette existence particulière
suppose des assemblées, des conseils, un pouvoir de délibérer,
de résoudre, des droits, des titres, des privilèges qui appartiennent
au prince exclusivement, et qui rendent la condition du magistrat plus
honorable à proportion qu'elle est plus pénible. Les difficultés
sont dans la manière d'ordonner dans le tout ce tout subalterne,
de sorte qu'il n'altère point la constitution générale
en affermissant la sienne, qu'il distingue toujours sa force particulière
destinée à sa propre conservation de la force publique destinée
à la conservation de l'Etat, et qu'en un mot il soit toujours prêt
à sacrifier le gouvernement au peuple et non le peuple au gouvernement.
D'ailleurs, bien que le corps artificiel du gouvernement
soit l'ouvrage d'un autre corps artificiel, et qu'il n'ait en quelque sorte
qu'une vie empruntée et subordonnée, cela n'empêche
pas qu'il ne puisse agir avec plus ou moins de vigueur ou de célérité,
jouir, pour ainsi dire, d'une santé plus ou moins robuste. Enfin
sans s'éloigner directement du but de son institution, il peut s'en
écarter plus ou moins, selon la manière dont il est constitué.
C'est de toutes ces différences que naissent
les rapports divers que le gouvernement doit avoir avec le corps de l'Etat,
selon les rapports accidentels et particuliers par lesquels ce même
Etat est modifié. Car souvent le gouvernement le meilleur en soi
deviendra le plus vicieux, si ses rapports ne sont altérés
selon les défauts du corps politique auquel il appartient.
LIVRE III. CHAPITRE II
DU PRINCIPE QUI CONSTITUE LES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT
Pour exposer la cause générale de ces
différences, il faut distinguer ici le prince et le gouvernement,
comme j'ai distingué ci-devant l'Etat et le souverain.
Le corps du magistrat peut être composé
d'un plus grand ou moindre nombre de membres. Nous avons dit que le rapport
du souverain aux sujets était d'autant plus grand que le peuple
était plus nombreux, et par une évidente analogie nous en
pouvons dire autant du gouvernement à l'égard des magistrats.
Or la force totale du gouvernement, étant toujours
celle de l'État, ne varie point: d'où il suit que plus il
use de cette force sur ses propres membres, moins il lui en reste pour
agir sur tout le peuple.
Donc plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement
est faible. Comme cette maxime est fondamentale, appliquons-nous à
la mieux éclaircir.
Nous pouvons distinguer dans la personne du magistrat
trois volontés essentiellement différentes. Premièrement
la volonté propre de l'individu, qui ne tend qu'à son avantage
particulier, secondement la volonté commune des magistrats, qui
se rapporte uniquement à l'avantage du prince, et qu'on peut appeler
volonté de corps, laquelle est générale par rapport
au gouvernement, et particulière par rapport à l'Etat, dont
le gouvernement fait partie; en troisième lieu, la volonté
du peuple ou la volonté souveraine, laquelle est générale,
tant par rapport à l'Etat considéré comme le tout
que par rapport au gouvernement considéré comme partie du
tout.
Dans une législation parfaite, la volonté
particulière ou individuelle doit être nulle, la volonté
de corps propre au gouvernement très subordonnée, et par
conséquent la volonté générale ou souveraine
toujours dominante et la règle unique de toutes les autres.
Selon l'ordre naturel, au contraire, ces différentes
volontés deviennent plus actives à mesure qu'elles se concentrent.
Ainsi la volonté générale est toujours la plus faible,
la volonté de corps a le second rang, et la volonté particulière
le premier de tous: de sorte que dans le gouvernement chaque membre est
premièrement soi-même, et puis magistrat, et puis citoyen.
Gradation directement opposée à celle qu'exige l'ordre social.
Cela posé, que tout le gouvernement soit entre
les mains d'un seul homme. Voilà la volonté particulière
et la volonté de corps parfaitement réunies, et par conséquent
celle-ci au plus haut degré d'intensité qu'elle puisse avoir.
Or comme c'est du degré de la volonté que dépend l'usage
de la force, et que la force absolue du gouvernement ne varie point, il
s'ensuit que le plus actif des gouvernements est celui d'un seul.
Au contraire, unissons le gouvernement à l'autorité
législative; faisons le prince du souverain, et de tous les citoyens
autant de magistrats. Alors la volonté de corps, confondue avec
la volonté générale, n'aura pas plus d'activité
qu'elle, et laissera la volonté particulière dans toute sa
force. Ainsi le gouvernement, toujours avec la même force absolue,
sera dans son minimum de force relative ou d'activité.
Ces rapports sont incontestables, et d'autres considérations
servent encore à les confirmer. On voit, par exemple, que chaque
magistrat est plus actif dans son corps que chaque citoyen dans le sien,
et que par conséquent la volonté particulière a beaucoup
plus d'influence dans les actes du gouvernement que dans ceux du souverain;
car chaque magistrat est presque toujours chargé de quelque fonction
du gouvernement, au lieu que chaque citoyen pris à part n'a aucune
fonction de la souveraineté. D'ailleurs, plus l'État s'étend,
plus sa force réelle augmente, quoiqu'elle n'augmente pas en raison
de son étendue: mais l'État restant le même, les magistrats
ont beau se multiplier, le gouvernement n'en acquiert pas une plus grande
force réelle, parce que cette force est celle de l'État,
dont la mesure est toujours égale. Ainsi la force relative ou l'activité
du gouvernement diminue, sans que sa force absolue ou réelle puisse
augmenter.
Il est sûr encore que l'expédition des
affaires devient plus lente à mesure que plus de gens en sont chargés,
qu'en donnant trop à la prudence on ne donne pas assez à
la fortune, qu'on laisse échapper l'occasion, et qu'à force
de délibérer on perd souvent le fruit de la délibération.
Je viens de prouver que le gouvernement se relâche
à mesure que les magistrats se multiplient, et j'ai prouvé
ci-devant que plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante
doit augmenter. D'où il suit que le rapport des magistrats au gouvernement
doit être inverse du rapport des sujets au souverain. C'est-à-dire
que, plus l'Etat s'agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer; tellement
que le nombre des chefs diminue en raison de l'augmentation du peuple.
Au reste je ne parle ici que de la force relative
du gouvernement, et non de sa rectitude. Car, au contraire, plus le magistrat
est nombreux, plus la volonté de corps se rapproche de la volonté
générale; au lieu que sous un magistrat unique cette même
volonté de corps n'est, comme je l'ai dit, qu'une volonté
particulière. Ainsi l'on perd d'un côté ce qu'on peut
gagner de l'autre, et l'art du législateur est de savoir fixer le
point où la force et la volonté du gouvernement, toujours
en proportion réciproque, se combinent dans le rapport le plus avantageux
à l'État.
LIVRE III. CHAPITRE III
DIVISION DES GOUVERNEMENTS
On a vu dans le chapitre précédent pourquoi
l'on distingue les diverses espèces ou formes de gouvernement par
le nombre des membres qui les composent; il reste à voir dans celui-ci
comment se fait cette division.
Le souverain peut, en premier lieu, commettre le dépôt
du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie
du peuple, en sorte qu'il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens
simples particuliers. On donne à cette forme de gouvernement le
nom de Démocratie.
Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les
mains d'un petit nombre, en sorte qu'il y ait plus de simples citoyens
que de magistrats, et cette forme porte le nom d'Aristocratie.
Enfin il peut concentrer tout le gouvernement dans
les mains d'un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir.
Cette troisième forme est la plus commune, et s'appelle Monarchie
ou gouvernement royal.
On doit remarquer que toutes ces formes ou du moins
les deux premières sont susceptibles de plus ou de moins, et ont
même une assez grande latitude; car la Démocratie peut embrasser
tout le peuple ou se resserrer jusqu'à la moitié. L'Aristocratie
à son tour peut de la moitié du peuple se resserrer jusqu'au
plus petit nombre indéterminément. La Royauté même
est susceptible de quelque partage. Sparte eut constamment deux Rois par
sa constitution, et l'on a vu dans l'Empire romain jusqu'à huit
empereurs à la fois, sans qu'on pût dire que l'Empire fût
divisé. Ainsi il y a un point où chaque forme de gouvernement
se confond avec la suivante, et l'on voit que sous trois seules dénominations
le gouvernement est réellement susceptible d'autant de formes diverses
que l'Etat a de citoyens.
Il y a plus: ce même gouvernement pouvant à
certains égards se subdiviser en d'autres parties, l'une administrée
d'une manière et l'autre d'une autre, il peut résulter de
ces trois formes combinées une multitude de formes mixtes, dont
chacune est multipliable par toutes les formes simples.
On a de tous temps beaucoup disputé sur la
meilleure forme de gouvernement, sans considérer que chacune d'elles
est la meilleure en certains cas, et la pire en d'autres.
Si dans les différents Etats le nombre des
magistrats suprêmes doit être en raison inverse de celui des
citoyens, il s'ensuit qu'en général le gouvernement démocratique
convient aux petits États, l'aristocratique aux médiocres,
et le monarchique aux grands. Cette règle se tire immédiatement
du principe; mais comment compter la multitude de circonstances qui peuvent
fournir des exceptions?
LIVRE III. CHAPITRE IV
DE LA DÉMOCRATIE
Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment
elle doit être exécutée et interprétée.
Il semble donc qu'on ne saurait avoir une meilleure constitution que celle
où le pouvoir exécutif est joint au législatif. Mais
c'est cela même qui rend ce gouvernement insuffisant à certains
égards, parce que les choses qui doivent être distinguées
ne le sont pas, et que le prince et le souverain n'étant que la
même personne, ne forment, pour ainsi dire, qu'un gouvernement sans
gouvernement.
Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute
ni que le corps du peuple détourne son attention des vues générales,
pour la donner aux objets particuliers. Rien n'est plus dangereux que l'influence
des intérêts privés dans les affaires publiques, et
l'abus des lois par le gouvernement est un mal moindre que la corruption
du législateur, suite infaillible des vues particulières.
Alors l'État étant altéré dans sa substance
toute réforme devient impossible. Un peuple qui n'abuserait jamais
du gouvernement n'abuserait pas non plus de l'indépendance; un peuple
qui gouvernerait toujours bien n'aurait pas besoin d'être gouverné.
À prendre le terme dans la rigueur de l'acception,
il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il
n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre
gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que
le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques,
et l'on voit aisément qu'il ne saurait établir pour cela
des commissions sans que la forme de l'administration change.
En effet, je crois pouvoir poser en principe que quand
les fonctions du gouvernement sont partagées entre plusieurs tribunaux,
les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande autorité;
ne fût-ce qu'à cause de la facilité d'expédier
les affaires, qui les y amène naturellement.
D'ailleurs que de choses difficiles à réunir
ne suppose pas ce gouvernement? Premièrement un État très
petit où le peuple soit facile à rassembler et où
chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres;
secondement une grande simplicité de moeurs qui prévienne
la multitude d'affaires et les discussions épineuses; ensuite beaucoup
d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi
l'égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits
et l'autorité; enfin peu ou point de luxe; car, ou le luxe est l'effet
des richesses, ou il les rend nécessaires; il corrompt à
la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la convoitise;
il vend la patrie à la mollesse, à la vanité; il ôte
à l'Etat tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres,
et tous à l'opinion.
Voilà pourquoi un auteur célèbre
a donné la vertu pour principe à la République; car
toutes ces conditions ne sauraient subsister sans la vertu: mais faute
d'avoir fait les distinctions nécessaires, ce beau génie
a manqué souvent de justesse, quelquefois de clarté, et n'a
pas vu que, l'autorité souveraine étant partout la même,
le même principe doit avoir lieu dans tout État bien constitué,
plus ou moins, il est vrai, selon la forme du gouvernement.
Ajoutons qu'il n'y a pas de gouvernement si sujet
aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique
ou populaire, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement
à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage
pour être maintenu dans la sienne. C'est surtout dans cette constitution
que le citoyen doit s'armer de force et de constance, et dire chaque jour
de sa vie au fond de son coeur ce que disait un vertueux Palatin
20 dans la Diète de Pologne: Malo periculosam
libertatem quam quietum servitium.S'il y avait un peuple de dieux,
il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait
ne convient pas à des hommes.
LIVRE III. CHAPITRE V
DE L'ARISTOCRATIE
Nous avons ici deux personnes morales très distinctes,
savoir le gouvernement et le souverain, et par conséquent deux volontés
générales, l'une par rapport à tous les citoyens,
l'autre seulement pour les membres de l'administration. Ainsi, bien que
le gouvernement puisse régler sa police intérieure comme
il lui plaît, il ne peut jamais parler au peuple qu'au nom du souverain,
c'est-à-dire au nom du peuple même; ce qu'il ne faut jamais
oublier.
Les premières sociétés se gouvernèrent
aristocratiquement. Les chefs des familles délibéraient entre
eux des affaires publiques. Les jeunes gens cédaient sans peine
à l'autorité de l'expérience. De là les noms
de prêtres, d'anciens, de sénat, de gérontes. Les sauvages
de l'Amérique septentrionale se gouvernent encore ainsi de nos jours,
et sont très bien gouvernés.
Mais à mesure que l'inégalité
d'institution l'emporta sur l'inégalité naturelle, la richesse
ou la puissance21 fut préférée
à l'âge, et l'aristocratie devint élective. Enfin la
puissance transmise avec les biens du père aux enfants rendant les
familles patriciennes rendit le gouvernement héréditaire,
et l'on vit des sénateurs de vingt ans.
Il y a donc trois sortes d'aristocratie; naturelle,
élective, héréditaire. La première ne convient
qu'à des peuples simples; la troisième est le pire de tous
les gouvernements. La deuxième est le meilleur: c'est l'aristocratie
proprement dite.
Outre l'avantage de la distinction des deux pouvoirs,
elle a celui du choix de ses membres; car dans le gouvernement populaire
tous les citoyens naissent magistrats, mais celui-ci les borne à
un petit nombre, et ils ne le deviennent que par élection
22 ; moyen par lequel la probité, les lumières,
l'expérience, et toutes les autres raisons de préférence
et d'estime publique sont autant de nouveaux garants qu'on sera sagement
gouverné.
De plus, les assemblées se font plus commodément,
les affaires se discutent mieux, s'expédient avec plus d'ordre et
de diligence, le crédit de l'État est mieux soutenu chez
l'étranger par de vénérables sénateurs que
par une multitude inconnue ou méprisée.
En un mot, c'est l'ordre le meilleur et le plus naturel
que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est sûr qu'ils
la gouverneront pour son profit et non pour le leur; il ne faut point multiplier
en vain les ressorts, ni faire avec vingt mille hommes ce que cent hommes
choisis peuvent faire encore mieux. Mais il faut remarquer que l'intérêt
de corps commence à moins diriger ici la force publique sur la règle
de la volonté générale, et qu'une autre pente inévitable
enlève aux lois une partie de la puissance exécutive.
À l'égard des convenances particulières,
il ne faut ni un Etat si petit ni un peuple si simple et si droit que l'exécution
des lois suive immédiatement de la volonté publique, comme
dans une bonne démocratie. Il ne faut pas non plus une si grande
nation que les chefs épars pour la gouverner puissent trancher du
souverain chacun dans son département, et commencer par se rendre
indépendants pour devenir enfin les maîtres.
Mais si l'aristocratie exige quelques vertus de moins
que le gouvernement populaire, elle en exige aussi d'autres qui lui sont
propres; comme la modération dans les riches et le contentement
dans les pauvres car il semble qu'une égalité rigoureuse
y serait déplacée; elle ne fut pas même observée
à Sparte.
Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité
de fortune, c'est bien pour qu'en général l'administration
des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le
mieux y donner tout leur temps, mais non pas, comme prétend Aristote,
pour que les riches soient toujours préférés. Au contraire,
il importe qu'un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu'il
y a dans le mérite des hommes des raisons de préférence
plus importantes que la richesse.
LIVRE III. CHAPITRE VI
DE LA MONARCHIE
Jusqu'ici nous avons considéré le prince
comme une personne morale et collective, unie par la force des lois, et
dépositaire dans l'Etat de la puissance exécutive. Nous avons
maintenant à considérer cette puissance réunie entre
les mains d'une personne naturelle, d'un homme réel, qui seul ait
droit d'en disposer selon les lois. C'est ce qu'on appelle un monarque,
ou un roi.
Tout au contraire des autres administrations, où
un être collectif représente un individu, dans celle-ci un
individu représente un être collectif; en sorte que l'unité
morale qui constitue le prince est en même temps une unité
physique, dans laquelle toutes les facultés que la loi réunit
dans l'autre avec tant d'effort se trouvent naturellement réunies.
Ainsi la volonté du peuple, et la volonté
du prince, et la force publique de l'Etat, et la force particulière
du gouvernement, tout répond au même mobile, tous les ressorts
de la machine sont dans la même main, tout marche au même but,
il n'y a point de mouvements opposés qui s'entre-détruisent,
et l'on ne peut imaginer aucune sorte de constitution dans laquelle un
moindre effort produise une action plus considérable. Archimède
assis tranquillement sur le rivage et tirant sans peine à flot un
grand vaisseau me représente un monarque habile gouvernant de son
cabinet ses vastes Etats, et faisant tout mouvoir en paraissant immobile.
Mais s'il n'y a point de gouvernement qui ait plus
de vigueur, il n'y en a point où la volonté particulière
ait plus d'empire et domine plus aisément les autres; tout marche
au même but, il est vrai; mais ce but n'est point celui de la félicité
publique, et la force même de l'administration tourne sans cesse
au préjudice de l'État.
Les rois veulent être absolus, et de loin on
leur crie que le meilleur moyen de l'être est de se faire aimer de
leurs peuples. Cette maxime est très belle, et même très
vraie à certains égards. Malheureusement on s'en moquera
toujours dans les cours. La puissance qui vient de l'amour des peuples
est sans doute la plus grande; mais elle est précaire et conditionnelle,
jamais les princes ne s'en contenteront. Les meilleurs rois veulent pouvoir
être méchants s'il leur plaît, sans cesser d'être
les maîtres: un sermonneur politique aura beau leur dire que, la
force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt
est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable: ils savent très
bien que cela n'est pas vrai. Leur intérêt personnel est premièrement
que le peuple soit faible, misérable, et qu'il ne puisse jamais
leur résister. J'avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement
soumis, l'intérêt du prince serait alors que le peuple fût
puissant, afin que cette puissance étant la sienne le rendît
redoutable à ses voisins; mais comme cet intérêt n'est
que secondaire et subordonné, et que les deux suppositions sont
incompatibles, il est naturel que les princes donnent toujours la préférence
à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C'est
ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux; c'est ce
que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des
leçons aux rois il en a donné de grandes aux peuples. Le
Prince de Machiavel est le livre des républicains23
.
Nous avons trouvé par les rapports généraux
que la monarchie n'est convenable qu'aux grands Etats, et nous le trouvons
encore en l'examinant en elle-même. Plus l'administration publique
est nombreuse, plus le rapport du prince aux sujets diminue et s'approche
de l'égalité, en sorte que ce rapport est un ou l'égalité
même dans la démocratie. Ce même rapport augmente à
mesure que le gouvernement se resserre, et il est dans son maximum quand
le gouvernement est dans les mains d'un seul. Alors il se trouve une trop
grande distance entre le prince et le peuple, et l'Etat manque de liaison.
Pour la former il faut donc des ordres intermédiaires: Il faut des
princes, des grands, de la noblesse pour les remplir. Or rien de tout cela
ne convient à un petit Etat, que ruinent tous ces degrés.
Mais s'il est difficile qu'un grand Etat soit bien
gouverné, il l'est beaucoup plus qu'il soit bien gouverné
par un seul homme, et chacun sait ce qu'il arrive quand le Roi se donne
des substituts.
Un défaut essentiel et inévitable, qui
mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain,
est que dans celui-ci la voix publique n'élève presque jamais
aux premières places que des hommes éclairés et capables,
qui les remplissent avec honneur: au lieu que ceux qui parviennent dans
les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits
fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font
dans les cours parvenir aux grandes places, ne servent qu'à montrer
au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont parvenus. Le peuple
se trompe bien moins sur ce choix que le prince, et un homme d'un vrai
mérite est presque aussi rare dans le ministère qu'un sot
à la tête d'un gouvernement républicain. Aussi, quand
par quelque heureux hasard un de ces hommes nés pour gouverner prend
le timon des affaires dans une monarchie presque abîmée par
ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources
qu'il trouve, et cela fait époque dans un pays.
Pour qu'un État monarchique pût être
bien gouverné, il faudrait que sa grandeur ou son étendue
fût mesurée aux facultés de celui qui gouverne. Il
est plus aisé de conquérir que de régir. Avec un levier
suffisant, d'un doigt on peut ébranler le monde, mais pour le soutenir
il faut les épaules d'Hercule. Pour peu qu'un Etat soit grand, le
prince est presque toujours trop petit. Quand au contraire il arrive que
l'État est trop petit pour son chef, ce qui est très rare,
il est encore mal gouverné, parce que le chef, suivant toujours
la grandeur de ses vues, oublie les intérêts des peuples,
et ne les rend pas moins malheureux par l'abus des talents qu'il a de trop,
qu'un chef borné par le défaut de ceux qui lui manquent.
Il faudrait, pour ainsi dire, qu'un royaume s'étendît ou se
resserrât à chaque règne selon la portée du
prince; au lieu que les talents d'un Sénat ayant des mesures plus
fixes, l'État peut avoir des bornes constantes et l'administration
n'aller pas moins bien.
Le plus sensible inconvénient du gouvernement
d'un seul est le défaut de cette succession continuelle qui forme
dans les deux autres une liaison non interrompue. Un roi mort, il en faut
un autre; les élections laissent des intervalles dangereux, elles
sont orageuses, et à moins que les citoyens ne soient d'un désintéressement,
d'une intégrité que ce gouvernement ne comporte guère,
la brigue et la corruption s'en mêlent. Il est difficile que celui
à qui l'Etat s'est vendu ne le vende pas à son tour, et ne
se dédommage pas sur les faibles de l'argent que les puissants lui
ont extorqué. Tôt ou tard tout devient vénal sous une
pareille administration, et la paix dont on jouit alors sous les rois est
pire que le désordre des interrègnes.
Qu'a-t-on fait pour prévenir ces maux? On a
rendu les couronnes héréditaires dans certaines familles,
et l'on a établi un ordre de succession qui prévient toute
dispute à la mort des rois. C'est-à-dire que, substituant
l'inconvénient des régences à celui des élections,
on a préféré une apparente tranquillité à
une administration sage, et qu'on a mieux aimé risquer d'avoir pour
chefs des enfants, des monstres, des imbéciles, que d'avoir à
disputer sur le choix des bons rois; on n'a pas considéré
qu'en s'exposant ainsi aux risques de l'alternative on met presque toutes
les chances contre soi. C'était un mot très sensé
que celui du jeune Denis, à qui son père en lui reprochant
une action honteuse disait: T'en ai-je donné l'exemple? Ah! répondit
le fils, votre père n'était pas roi!
Tout concourt à priver de justice et de raison
un homme élevé pour commander aux autres. On prend beaucoup
de peine, à ce qu'on dit, pour enseigner aux jeunes princes l'art
de régner; il ne paraît pas que cette éducation leur
profite. On ferait mieux de commencer par leur enseigner l'art d'obéir.
Les plus grands rois qu'ait célébrés l'histoire n'ont
point été élevés pour régner; c'est
une science qu'on ne possède jamais moins qu'après l'avoir
trop apprise, et qu'on acquiert mieux en obéissant qu'en commandant.
Nam utilissimus idem ac brevissimus bonarum malarumque rerum delectus,
cogitare quid aut nolueris sub alio Principe aut volueris24.
Une suite de ce défaut de cohérence
est l'inconstance du gouvernement royal qui, se réglant tantôt
sur un plan et tantôt sur un autre selon le caractère du prince
qui règne ou des gens qui règnent pour lui, ne peut avoir
longtemps un objet fixe ni une conduite conséquente: variation qui
rend toujours l'État flottant de maxime en maxime, de projet en
projet, et qui n'a pas lieu dans les autres gouvernements où le
prince est toujours le même. Aussi voit-on qu'en général,
s'il y a plus de ruse dans une cour, il y a plus de sagesse dans un Sénat,
et que les républiques vont à leurs fins par des vues plus
constantes et mieux suivies, au lieu que chaque révolution dans
le ministère en produit une dans l'État; la maxime commune
à tous les ministres, et presque à tous les rois, étant
de prendre en toute chose le contre-pied de leur prédécesseur.
De cette même incohérence se tire encore
la solution d'un sophisme très familier aux politiques royaux; c'est,
non seulement de comparer le gouvernement civil au gouvernement domestique
et le prince au père de famille, erreur déjà réfutée,
mais encore de donner libéralement à ce magistrat toutes
les vertus dont il aurait besoin, et de supposer toujours que le prince
est ce qu'il devrait être: supposition à l'aide de laquelle
le gouvernement royal est évidemment préférable à
tout autre, parce qu'il est incontestablement le plus fort, et que pour
être aussi le meilleur il ne lui manque qu'une volonté de
corps plus conforme à la volonté générale.
Mais si selon Platon 25
le Roi par nature est un personnage si rare, combien de fois la nature
et la fortune concourront-elles à le couronner, et si l'éducation
royale corrompt nécessairement ceux qui la reçoivent, que
doit-on espérer d'une suite d'hommes élevés pour régner?
C'est donc bien vouloir s'abuser que de confondre le gouvernement royal
avec celui d'un bon roi. Pour voir ce qu'est ce gouvernement en lui-même,
il faut le considérer sous des princes bornés ou méchants,
car ils arriveront tels au trône, ou le trône les rendra tels.
Ces difficultés n'ont pas échappé
à nos auteurs, mais ils n'en sont point embarrassés. Le remède
est, disent-ils, d'obéir sans murmure. Dieu donne les mauvais rois
dans sa colère, et il les faut supporter comme des châtiments
du Ciel. Ce discours est édifiant, sans doute; mais je ne sais s'il
ne conviendrait pas mieux en chaire que dans un livre de politique. Que
dire d'un médecin qui promet des miracles, et dont tout l'art est
d'exhorter son malade à la patience? On sait bien qu'il faut souffrir
un mauvais gouvernement quand on l'a; la question serait d'en trouver un
bon.
LIVRE III. CHAPITRE VII
DES GOUVERNEMENTS MIXTES
À proprement parler il n'y a point de gouvernement
simple. Il faut qu'un chef unique ait des magistrats subalternes; il faut
qu'un gouvernement populaire ait un chef. Ainsi dans le partage de la puissance
exécutive il y a toujours gradation du grand nombre au moindre,
avec cette différence que tantôt le grand nombre dépend
du petit, et tantôt le petit du grand.
Quelquefois il y a partage égal; soit quand
les parties constitutives sont dans une dépendance mutuelle, comme
dans le gouvernement d'Angleterre; soit quand l'autorité de chaque
partie est indépendante mais imparfaite, comme en Pologne. Cette
dernière forme est mauvaise, parce qu'il n'y a point d'unité
dans le gouvernement, et que l'État manque de liaison.
Lequel vaut le mieux, d'un gouvernement simple ou
d'un gouvernement mixte? Question fort agitée chez les politiques,
et à laquelle il faut faire la même réponse que j'ai
faite ci-devant sur toute forme de gouvernement.
Le gouvernement simple est le meilleur en soi, par
cela seul qu'il est simple. Mais quand la puissance exécutive ne
dépend pas assez de la législative, c'est-à-dire quand
il y a plus de rapport du prince au souverain que du peuple au prince,
il faut remédier à ce défaut de proportion en divisant
le gouvernement; car alors toutes ses parties n'ont pas moins d'autorité
sur les sujets, et leur division les rend toutes ensemble moins fortes
contre le souverain.
On prévient encore le même inconvénient
en établissant des magistrats intermédiaires, qui, laissant
le gouvernement en son entier, servent seulement à balancer les
deux puissances et à maintenir leurs droits respectifs. Alors le
gouvernement n'est pas mixte, il est tempéré.
On peut remédier par des moyens semblables
à l'inconvénient opposé, et quand le gouvernement
est trop lâche, ériger des tribunaux pour le concentrer. Cela
se pratique dans toutes les démocraties. Dans le premier cas on
divise le gouvernement pour l'affaiblir, et dans le second pour le renforcer;
car les maximum de force et de faiblesse se trouvent également dans
les gouvernements simples, au lieu que les formes mixtes donnent une force
moyenne.
LIVRE III. CHAPITRE VIII
QUE TOUTE FORME DE GOUVERNEMENT N'EST PAS PROPRE À TOUT PAYS
La liberté n'étant pas un fruit de tous
les climats n'est pas à la portée de tous les peuples. Plus
on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en
sent la vérité. Plus on le conteste, plus on donne occasion
de l'établir par de nouvelles preuves.
Dans tous les gouvernements du monde la personne publique
consomme et ne produit rien. D'où lui vient donc la substance consommée?
Du travail de ses membres. C'est le superflu des particuliers qui produit
le nécessaire du public. D'où il suit que l'état civil
ne peut subsister qu'autant que le travail des hommes rend au-delà
de leurs besoins.
Or cet excédent n'est pas le même dans
tous les pays du monde. Dans plusieurs il est considérable, dans
d'autres médiocre, dans d'autres nul, dans d'autres négatif.
Ce rapport dépend de la fertilité du climat, de la sorte
de travail que la terre exige, de la nature de ses productions, de la force
de ses habitants, de la plus ou moins grande consommation qui leur est
nécessaire, et de plusieurs autres rapports semblables desquels
il est composé.
D'autre part, tous les gouvernements ne sont pas de
même nature; il y en a de plus ou moins dévorants, et les
différences sont fondées sur cet autre principe que, plus
les contributions publiques s'éloignent de leur source, et plus
elles sont onéreuses. Ce n'est pas sur la quantité des impositions
qu'il faut mesurer cette charge, mais sur le chemin qu'elles ont à
faire pour retourner dans les mains dont elles sont sorties; quand cette
circulation est prompte et bien établie, qu'on paye peu ou beaucoup,
il n'importe; le peuple est toujours riche et les finances vont toujours
bien. Au contraire, quelque peu que le peuple donne, quand ce peu ne lui
revient point, en donnant toujours bientôt il s'épuise; l'État
n'est jamais riche, et le peuple est toujours gueux.
Il suit de là que plus la distance du peuple
au gouvernement augmente, et plus les tributs deviennent onéreux:
ainsi dans la démocratie le peuple est le moins chargé, dans
l'aristocratie il l'est davantage, dans la monarchie il porte le plus grand
poids. La monarchie ne convient donc qu'aux nations opulentes, l'aristocratie
aux Etats médiocres en richesse ainsi qu'en grandeur, la démocratie
aux Etats petits et pauvres.
En effet, plus on y réfléchit, plus
on trouve en ceci de différence entre les États libres et
les monarchiques; dans les premiers tout s'emploie à l'utilité
commune; dans les autres, les forces publique et particulières sont
réciproques, et l'une s'augmente par l'affaiblissement de l'autre.
Enfin au lieu de gouverner les sujets pour les rendre heureux, le despotisme
les rend misérables pour les gouverner.
Voilà donc dans chaque climat des causes naturelles
sur lesquelles on peut assigner la forme de gouvernement à laquelle
la force du climat l'entraîne, et dire même quelle espèce
d'habitants il doit avoir. Les lieux ingrats et stériles où
le produit ne vaut pas le travail doivent rester incultes et déserts,
ou seulement peuplés de sauvages. Les lieux où le travail
des hommes ne rend exactement que le nécessaire doivent être
habités par des peuples barbares, toute politie y serait impossible:
les lieux où l'excès du produit sur le travail est médiocre
conviennent aux peuples libres; ceux où le terroir abondant et fertile
donne beaucoup de produit pour peu de travail veulent être gouvernés
monarchiquement, pour consumer par le luxe du prince l'excès du
superflu des sujets; car il vaut mieux que cet excès soit absorbé
par le gouvernement que dissipé par les particuliers. Il y a des
exceptions, je le sais; mais ces exceptions mêmes confirment la règle,
en ce qu'elles produisent tôt ou tard des révolutions qui
ramènent les choses dans l'ordre de la nature.
Distinguons toujours les lois générales
des causes particulières qui peuvent en modifier l'effet. Quand
tout le Midi serait couvert de républiques et tout le Nord d'États
despotiques il n'en serait pas moins vrai que par l'effet du climat le
despotisme convient aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, et la
bonne politie aux régions intermédiaires. Je vois encore
qu'en accordant le principe on pourra disputer sur l'application: on pourra
dire qu'il y a des pays froids très fertiles et des méridionaux
très ingrats. Mais cette difficulté n'en est une que pour
ceux qui n'examinent pas la chose dans tous ses rapports. Il faut, comme
je l'ai déjà dit, compter ceux des travaux, des forces, de
la consommation, etc.
Supposons que de deux terrains égaux l'un rapporte
cinq et l'autre dix. Si les habitants du premier consomment quatre et ceux
du dernier neuf, l'excès du premier produit sera 1/5 et celui du
second 1/10. Le rapport de ces deux excès étant donc inverse
de celui des produits, le terrain qui ne produira que cinq donnera un superflu
double de celui du terrain qui produira dix.
Mais il n'est pas question d'un produit double, et
je ne crois pas que personne ose mettre en général la fertilité
des pays froids en égalité même avec celle des pays
chauds. Toutefois supposons cette égalité; laissons, si l'on
veut, en balance l'Angleterre avec la Sicile, et la Pologne avec l'Égypte.
Plus au midi nous aurons l'Afrique et les Indes, plus au nord nous n'aurons
plus rien. Pour cette égalité de produit, quelle différence
dans la culture? En Sicile il ne faut que gratter la terre; en Angleterre
que de soins pour la labourer! or, là où il faut plus de
bras pour donner le même produit, le superflu doit être nécessairement
moindre.
Considérez, outre cela, que la même quantité
d'hommes consomme beaucoup moins dans les pays chauds. Le climat demande
qu'on y soit sobre pour se porter bien: les Européens qui veulent
y vivre comme chez eux périssent tous de dysenterie et d'indigestions.
Nous sommes, dit Chardin, des bêtes carnassières, des loups,
en comparaison des Asiatiques. Quelques-uns attribuent la sobriété
des Persans à ce que leur pays est moins cultivé, et moi
je crois au contraire que leur pays abonde moins en denrées parce
qu'il en faut moins aux habitants. Si leur frugalité, continue-t-il,
était un effet de la disette du pays, il n'y aurait que les pauvres
qui mangeraient peu, au lieu que c'est généralement tout
le monde, et on mangerait plus ou moins en chaque province selon la fertilité
du pays, au lieu que la même sobriété se trouve par
tout le royaume. Ils se louent fort de leur manière de vivre, disant
qu'il ne faut que regarder leur teint pour reconnaître combien elle
est plus excellente que celle des chrétiens. En effet le teint des
Persans est uni; ils ont la peau belle, fine et polie, au lieu que le teint
des Arméniens, leurs sujets qui vivent à l'européenne,
est rude, couperosé, et que leurs corps sont gros et pesants.
Plus on approche de la ligne, plus les peuples vivent
de peu. Ils ne mangent presque pas de viande; le riz, le maïs, le
cuzcuz, le mil, la cassave, sont leurs aliments ordinaires. Il y a aux
Indes des millions d'hommes dont la nourriture ne coûte pas un sol
par jour. Nous voyons en Europe même des différences sensibles
pour l'appétit entre les peuples du Nord et ceux du Midi. Un Espagnol
vivra huit jours du dîner d'un Allemand. Dans les pays où
les hommes sont plus voraces le luxe se tourne aussi vers les choses de
consommation. En Angleterre, il se montre sur une table chargée
de viandes; en Italie on vous régale de sucre et de fleurs.
Le luxe des vêtements offre encore de semblables
différences. Dans les climats où les changements des saisons
sont prompts et violents, on a des habits meilleurs et plus simples, dans
ceux où l'on ne s'habille que pour la parure on y cherche plus d'éclat
que d'utilité, les habits eux-mêmes y sont un luxe. A Naples
vous verrez tous les jours se promener au Pausilippe des hommes en veste
dorée et point de bas. C'est la même chose pour les bâtiments;
on donne tout à la magnificence quand on n'a rien à craindre
des injures de l'air. À Paris, à Londres on veut être
logé chaudement et commodément. À Madrid on a des
salons superbes, mais point de fenêtres qui ferment, et l'on couche
dans des nids à rats.
Les aliments sont beaucoup plus substantiels et succulents
dans les pays chauds; c'est une troisième différence qui
ne peut manquer d'influer sur la seconde. Pourquoi mange-t-on tant de légumes
en Italie? parce qu'ils y sont bons, nourrissants, d'excellent goût.
En France où ils ne sont nourris que d'eau ils ne nourrissent point,
et sont presque comptés pour rien sur les tables. Ils n'occupent
pourtant pas moins de terrain et coûtent du moins autant de peine
à cultiver. C'est une expérience faite que les blés
de Barbarie, d'ailleurs inférieurs à ceux de France, rendent
beaucoup plus en farine, et que ceux de France à leur tour rendent
plus que les blés du Nord. D'où l'on peut inférer
qu'une gradation semblable s'observe généralement dans la
même direction de la ligne au pôle. Or n'est-ce pas un désavantage
visible d'avoir dans un produit égal une moindre quantité
d'aliment?
À toutes ces différentes considérations
j'en puis ajouter une qui en découle et qui les fortifie; c'est
que les pays chauds ont moins besoin d'habitants que les pays froids, et
pourraient en nourrir davantage; ce qui produit un double superflu toujours
à l'avantage du despotisme. Plus le même nombre d'habitants
occupe une grande surface, plus les révoltes deviennent difficiles;
parce qu'on ne peut se concerter ni promptement ni secrètement,
et qu'il est toujours facile au gouvernement d'éventer les projets
et de couper les communications: mais plus un peuple nombreux se rapproche,
moins le gouvernement peut usurper sur le souverain; les chefs délibèrent
aussi sûrement dans leurs chambres que le prince dans son conseil,
et la foule s'assemble aussitôt dans les places que les troupes dans
leurs quartiers. L'avantage d'un gouvernement tyrannique est donc en ceci
d'agir à grandes distances. À l'aide des points d'appui qu'il
se donne sa force augmente au loin comme celle des leviers (Note
26) . Celle du peuple au contraire n'agit que
concentrée, elle s'évapore et se perd en s'étendant,
comme l'effet de la poudre éparse à terre et qui ne prend
feu que grain à grain. Les pays les moins peuplés sont ainsi
les plus propres à la tyrannie: les bêtes féroces ne
règnent que dans les déserts.
LIVRE III. CHAPITRE IX
DES SIGNES D'UN BON GOUVERNEMENT
Quand donc on demande absolument quel est le meilleur
gouvernement, on fait une question insoluble comme indéterminée;
ou si l'on veut, elle a autant de bonnes solutions qu'il y a de combinaisons
possibles dans les positions absolues et relatives des peuples.
Mais si l'on demandait à quel signe on peut
connaître qu'un peuple donné est bien ou mal gouverné,
ce serait autre chose, et la question de fait pourrait se résoudre.
Cependant on ne la résout point, parce que
chacun veut la résoudre à sa manière. Les sujets vantent
la tranquillité publique, les citoyens la liberté des particuliers,
l'un préfère la sûreté des possessions, et l'autre
celle des personnes; l'un veut que le meilleur gouvernement soit le plus
sévère, l'autre soutient que c'est le plus doux; celui-ci
veut qu'on punisse les crimes, et celui-là qu'on les prévienne;
l'un trouve beau qu'on soit craint des voisins, l'autre aime mieux qu'on
en soit ignoré, l'un est content quand l'argent circule, l'autre
exige que le peuple ait du pain. Quand même on conviendrait sur ces
points et d'autres semblables, en serait-on plus avancé? Les quantités
morales manquant de mesure précise, fût-on d'accord sur le
signe, comment l'être sur l'estimation?
Pour moi, je m'étonne toujours qu'on méconnaisse
un signe aussi simple, ou qu'on ait la mauvaise foi de n'en pas convenir.
Quelle est la fin de l'association politique? C'est la conservation et
la prospérité de ses membres. Et quel est le signe le plus
sûr qu'ils se conservent et prospèrent? C'est leur nombre
et leur population. N'allez donc pas chercher ailleurs ce signe si disputé.
Toutes choses d'ailleurs égales, le gouvernement sous lequel, sans
moyens étrangers, sans naturalisations, sans colonies, les citoyens
peuplent et multiplient davantage est infailliblement le meilleur: celui
sous lequel un peuple diminue et dépérit est le pire. Calculateurs,
c'est maintenant votre affaire; comptez, mesurez, comparez
27 .
LIVRE III. CHAPITRE X
DE L'ABUS DU GOUVERNEMENT ET DE SA PENTE A DÉGÉNÉRER
Comme la volonté particulière agit sans
cesse contre la volonté générale, ainsi le gouvernement
fait un effort continuel contre la souveraineté. Plus cet effort
augmente, plus la constitution s'altère, et comme il n'y a point
ici d'autre volonté de corps qui résistant à celle
du prince fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou
tard que le prince opprime enfin le souverain et rompe le traité
social. C'est là le vice inhérent et inévitable qui
dès la naissance du corps politique tend sans relâche à
le détruire, de même que la vieillesse et la mort détruisent
le corps de l'homme.
Il y a deux voies générales par lesquelles
un gouvernement dégénère; savoir, quand il se resserre,
ou quand l'État se dissout.
Le gouvernement se resserre quand il passe du grand
nombre au petit, c'est-à-dire de la démocratie à l'aristocratie,
et de l'aristocratie à la royauté. C'est là son inclinaison
naturelle28 . S'il rétrogradait
du petit nombre au grand, on pourrait dire qu'il se relâche, mais
ce progrès inverse est impossible.
En effet, jamais le gouvernement ne change de forme
que quand son ressort usé le laisse trop affaibli pour pouvoir conserver
la sienne. Or s'il se relâchait encore en s'étendant, sa force
deviendrait tout à fait nulle, et il subsisterait encore moins.
Il faut donc remonter et serrer le ressort à mesure qu'il cède,
autrement l'Etat qu'il soutient tomberait en ruine.
Le cas de la dissolution de l'État peut arriver
de deux manières.
Premièrement quand le prince n'administre plus
l'État selon les lois et qu'il usurpe le pouvoir souverain. Alors
il se fait un changement remarquable; c'est que, non pas le gouvernement,
mais l'État se resserre; je veux dire que le grand État se
dissout et qu'il s'en forme un autre dans celui-là, composé
seulement des membres du gouvernement et qui n'est plus rien au reste du
peuple que son maître et son tyran. De sorte qu'à l'instant
que le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est
rompu, et tous les simples citoyens, rentrés de droit dans leur
liberté naturelle, sont forcés mais non pas obligés
d'obéir.
Le même cas arrive aussi quand les membres du
gouvernement usurpent séparément le pouvoir qu'ils ne doivent
exercer qu'en corps; ce qui n'est pas une moindre infraction des lois,
et produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi
dire, autant de princes que de magistrats, et l'État, non moins
divisé que le gouvernement, périt ou change de forme.
Quand l'État se dissout, l'abus du gouvernement
quel qu'il soit prend le nom commun d'anarchie. En distinguant, la démocratie
dégénère en ochlocratie, l'aristocratie en oligarchie;
j'ajouterais que la royauté dégénère en tyrannie,
mais ce dernier mot est équivoque et demande explication.
Dans le sens vulgaire un tyran est un roi qui gouverne
avec violence et sans égard à la justice et aux lois. Dans
le sens précis un tyran est un particulier qui s'arroge l'autorité
royale sans y avoir droit. C'est ainsi que les Grecs entendaient ce mot
de tyran. Ils le donnaient indifféremment aux bons et aux mauvais
princes dont l'autorité n'était pas légitime29
Ainsi tyran et usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes.
Pour donner différents noms à différentes
choses, j'appelle tyran l'usurpateur de l'autorité royale, et despote
l'usurpateur du pouvoir souverain. Le tyran est celui qui s'ingère
contre les lois à gouverner selon les lois; le despote est celui
qui se met au-dessus des lois mêmes. Ainsi le tyran peut n'être
pas despote, mais le despote est toujours tyran.
LIVRE III. CHAPITRE XI
DE LA MORT DU CORPS POLITIQUE
Telle est la pente naturelle et inévitable des
gouvernements les mieux constitués. Si Sparte et Rome ont péri,
quel État peut espérer de durer toujours? Si nous voulons
former un établissement durable, ne songeons donc point à
le rendre éternel. Pour réussir il ne faut pas tenter l'impossible,
ni se flatter de donner
à l'ouvrage des hommes une solidité
que les choses humaines ne comportent pas.
Le corps politique, aussi bien que le corps de l'homme,
commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même
les causes de sa destruction. Mais l'un et l'autre peut avoir une constitution
plus ou moins robuste et propre à le conserver plus ou moins longtemps.
La constitution de l'homme est l'ouvrage de la nature, celle de l'État
est l'ouvrage de l'art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger
leur vie, il dépend d'eux de prolonger celle de l'État aussi
loin qu'il est possible, en lui donnant la meilleure constitution qu'il
puisse avoir. Le mieux constitué finira mais plus tard qu'un autre,
si nul accident imprévu n'amène sa perte avant le temps.
Le principe de la vie politique est dans l'autorité
souveraine. La puissance législative est le coeur de l'État,
la puissance exécutive en est le cerveau, qui donne le mouvement
à toutes les parties. Le cerveau peut tomber en paralysie et l'individu
vivre encore. Un homme reste imbécile et vit: mais sitôt que
le coeur a cessé ses fonctions, l'animal est mort.
Ce n'est point par les lois que l'État subsiste,
c'est par le pouvoir législatif. La loi d'hier n'oblige pas aujourd'hui,
mais le consentement tacite est présumé du silence, et le
souverain est censé confirmer incessamment les lois qu'il n'abroge
pas, pouvant le faire. Tout ce qu'il a déclaré vouloir une
fois, il le veut toujours, à moins qu'il ne le révoque.
Pourquoi donc porte-t-on tant de respect aux anciennes
lois? C'est pour cela même. On doit croire qu'il n'y a que l'excellence
des volontés antiques qui les ait pu conserver si longtemps; si
le souverain ne les eût reconnues constamment salutaires il les eût
mille fois révoquées. Voilà pourquoi loin de s'affaiblir
les lois acquièrent sans cesse une force nouvelle dans tout Etat
bien constitué; le préjugé de l'antiquité les
rend chaque jour plus vénérables; au lieu que partout où
les lois s'affaiblissent en vieillissant, cela prouve qu'il n'y a plus
de pouvoir législatif, et que l'Etat ne vit plus.
LIVRE III. CHAPITRE XII
COMMENT SE MAINTIENT L'AUTORITÉ SOUVERAINE
Le souverain n'ayant d'autre force que la puissance
législative n'agit que par des lois, et les lois n'étant
que des actes authentiques de la volonté générale,
le souverain ne saurait agir que quand le peuple est assemblé. Le
peuple assemblé, dira-t-on! Quelle chimère! C'est une chimère
aujourd'hui, mais ce n'en était pas une il y a deux mille ans. Les
hommes ont-ils changé de nature?
Les bornes du possible dans les choses morales sont
moins étroites que nous ne pensons. Ce sont nos faiblesses, nos
vices, nos préjugés qui les rétrécissent. Les
âmes basses ne croient point aux grands hommes: de vils esclaves
sourient d'un air moqueur à ce mot de liberté.
Par ce qui s'est fait considérons ce qui se
peut faire; je ne parlerai pas des anciennes républiques de la Grèce,
mais la République romaine était, ce me semble, un grand
État, et la ville de Rome une grande ville. Le dernier cens donna
dans Rome quatre cent mille citoyens portant armes, et le dernier dénombrement
de l'Empire plus de quatre millions de citoyens sans compter les sujets,
les étrangers, les femmes, les enfants, les esclaves.
Quelle difficulté n'imaginerait-on pas d'assembler
fréquemment le peuple immense de cette capitale et de ses environs?
Cependant il se passait peu de semaines que le peuple romain ne fût
assemblé, et même plusieurs fois. Non seulement il exerçait
les droits de la souveraineté, mais une partie de ceux du gouvernement.
Il traitait certaines affaires, il jugeait certaines causes, et tout ce
peuple était sur la place publique presque aussi souvent magistrat
que citoyen.
En remontant aux premiers temps des nations on trouverait
que la plupart des anciens gouvernements, même monarchiques tels
que ceux des Macédoniens et des Francs, avaient de semblables conseils.
Quoi qu'il en soit, ce seul fait incontestable répond à toutes
les difficultés. De l'existant au possible la conséquence
me paraît bonne.
LIVRE III. CHAPITRE XIII
SUITE
Il ne suffit pas que le peuple assemblé ait
une fois fixé la constitution de l'État en donnant la sanction
à un corps de lois: il ne suffit pas qu'il ait établi un
gouvernement perpétuel ou qu'il ait pourvu une fois pour toutes
à l'élection des magistrats. Outre les assemblées
extraordinaires que des cas imprévus peuvent exiger, il faut qu'il
y en ait de fixes et de périodiques que rien ne puisse abolir ni
proroger, tellement qu'au jour marqué le peuple soit légitimement
convoqué par la loi, sans qu'il soit besoin pour cela d'aucune autre
convocation formelle.
Mais hors de ces assemblées juridiques par
leur seule date, toute assemblée du peuple qui n'aura pas été
convoquée par les magistrats préposés à cet
effet et selon les formes prescrites doit être tenue pour illégitime
et tout ce qui s'y fait pour nul; parce que l'ordre même de s'assembler
doit émaner de la loi.
Quant aux retours plus ou moins fréquents des
assemblées légitimes, ils dépendent de tant de considérations
qu'on ne saurait donner là-dessus de règles précises.
Seulement on peut dire en général que plus le gouvernement
a de force, plus le souverain doit se montrer fréquemment.
Ceci, me dira-t-on, peut être bon pour une seule
ville; mais que faire quand l'État en comprend plusieurs? Partagera-t-on
l'autorité souveraine, ou bien doit-on la concentrer dans une seule
ville et assujettir tout le reste?
Je réponds qu'on ne doit faire ni l'un ni l'autre.
Premièrement l'autorité souveraine est simple et une et l'on
ne peut la diviser sans la détruire. En second lieu, une ville non
plus qu'une nation ne peut être légitimement sujette d'une
autre, parce que l'essence du corps politique est dans l'accord de l'obéissance
et de la liberté, et que ces mots de sujet et de souverain sont
des corrélations identiques dont l'idée se réunit
sous le seul mot de citoyen.
Je réponds encore que c'est toujours un mal
d'unir plusieurs villes en une seule cité, et que, voulant faire
cette union, l'on ne doit pas se flatter d'en éviter les inconvénients
naturels. Il ne faut point objecter l'abus des grands États à
celui qui n'en veut que de petits: mais comment donner aux petits États
assez de force pour résister aux grands? Comme jadis les villes
grecques résistèrent au grand Roi, et comme plus récemment
la Hollande et la Suisse ont résisté à la maison d'Autriche.
Toutefois si l'on ne peut réduire l'État
à de justes bornes, il reste encore une ressource; c'est de n'y
point souffrir de capitale, de faire siéger le gouvernement alternativement
dans chaque ville, et d'y rassembler aussi tour à tour les États
du pays.
Peuplez également le territoire, étendez-y
partout les mêmes droits, portez-y partout l'abondance et la vie,
c'est ainsi que l'État deviendra tout à la fois le plus fort
et le mieux gouverné qu'il soit possible. Souvenez-vous que les
murs des villes ne se forment que du débris des maisons des champs.
À chaque palais que je vois élever dans la capitale, je crois
voir mettre en masures tout un pays.
LIVRE III. CHAPITRE XIV
SUITE
À l'instant que le peuple est légitimement
assemblé en corps souverain, toute juridiction du gouvernement cesse,
la puissance exécutive est suspendue, et la personne du dernier
citoyen est aussi sacrée et inviolable que celle du premier magistrat,
parce qu'où se trouve le représenté, il n'y a plus
de représentant. La plupart des tumultes qui s'élevèrent
à Rome dans les comices vinrent d'avoir ignoré ou négligé
cette règle. Les consuls alors n'étaient que les présidents
du peuple, les tribuns de simples orateurs 30
, le Sénat n'était rien du tout.
Ces intervalles de suspension où le prince
reconnaît ou doit reconnaître un supérieur actuel, lui
ont toujours été redoutables, et ces assemblées du
peuple, qui sont l'égide du corps politique et le frein du gouvernement,
ont été de tous temps l'horreur des chefs: aussi n'épargnent-ils
jamais ni soins, ni objections, ni difficultés, ni promesses, pour
en rebuter les citoyens. Quand ceux-ci sont avares, lâches, pusillanimes,
plus amoureux du repos que de la liberté, ils ne tiennent pas longtemps
contre les efforts redoublés du gouvernement; c'est ainsi que la
force résistante augmentant sans cesse, l'autorité souveraine
s'évanouit à la fin, et que la plupart des cités tombent
et périssent avant le temps.
Mais entre l'autorité souveraine et le gouvernement
arbitraire, il s'introduit quelquefois un pouvoir moyen dont il faut parler.
LIVRE III. CHAPITRE XV
DES DÉPUTÉS OU REPRÉSENTANTS
Sitôt que le service public cesse d'être
la principale affaire des citoyens, et qu'ils aiment mieux servir de leur
bourse que de leur personne, l'Etat est déjà près
de sa ruine. Faut-il marcher au combat? ils payent des troupes et restent
chez eux; faut-il aller au conseil? ils nomment des députés
et restent chez eux. A force de paresse et d'argent ils ont enfin des soldats
pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre.
C'est le tracas du commerce et des arts, c'est l'avide
intérêt du gain, c'est la mollesse et l'amour des commodités,
qui changent les services personnels en argent. On cède une partie
de son profit pour l'augmenter à son aise. Donnez de l'argent, et
bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d'esclave,
il est inconnu dans la cité. Dans un État vraiment libre
les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l'argent. Loin de
payer pour s'exempter de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir
eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes; je crois
les corvées moins contraires à la liberté que les
taxes.
Mieux l'État est constitué, plus les
affaires publiques l'emportent sur les privées dans l'esprit des
citoyens. Il y a même beaucoup moins d'affaires privées, parce
que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable
à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher
dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun
vole aux assemblées; sous un mauvais gouvernement nul n'aime à
faire un pas pour s'y rendre; parce que nul ne prend intérêt
à ce qui s'y fait, qu'on prévoit que la volonté générale
n'y dominera pas, et qu'enfin les soins domestiques absorbent tout. Les
bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent
de pires. Sitôt que quelqu'un dit des affaires de l'État:
que m'importe? on doit compter que l'État est perdu.
L'attiédissement de l'amour de la patrie, l'activité
de l'intérêt privé, l'immensité des États,
les conquêtes, l'abus du gouvernement ont fait imaginer la voie des
députés ou représentants du peuple dans les assemblées
de la nation. C'est ce qu'en certains pays on ose appeler le tiers État.
Ainsi l'intérêt particulier de deux ordres est mis au premier
et au second rang, l'intérêt public n'est qu'au troisième.
La souveraineté ne peut être représentée,
par la même raison qu'elle ne peut être aliénée;
elle consiste essentiellement dans la volonté générale,
et la volonté ne se représente point: elle est la même,
ou elle est autre; il n'y a point de milieu. Les députés
du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants,
ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement.
Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle;
ce n'est point une loi. Le peuple anglais pense être libre; il se
trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement;
sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans
les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite
bien qu'il la perde.
L'idée des représentants est moderne:
elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde
gouvernement dans lequel l'espèce humaine est dégradée,
et où le nom d'homme est en déshonneur. Dans les anciennes
républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple
n'eut de représentants; on ne connaissait pas ce mot-là.
Il est très singulier qu'à Rome où les tribuns étaient
si sacrés on n'ait pas même imaginé qu'ils pussent
usurper les fonctions du peuple, et qu'au milieu d'une si grande multitude
ils n'aient jamais tenté de passer de leur chef un seul plébiscite.
Qu'on juge cependant de l'embarras que causait quelquefois la foule, par
ce qui arriva du temps des Gracques, où une partie des citoyens
donnait son suffrage de dessus les toits.
Où le droit et la liberté sont toutes
choses, les inconvénients ne sont rien. Chez ce sage peuple tout
était mis à sa juste mesure: il laissait faire à ses
licteurs ce que ses tribuns n'eussent osé faire; il ne craignait
pas que ses licteurs voulussent le représenter.
Pour expliquer cependant comment les tribuns le représentaient
quelquefois, il suffit de concevoir comment le gouvernement représente
le souverain. La loi n'étant que la déclaration de la volonté
générale il est clair que dans la puissance législative
le peuplé ne peut être représenté; mais il peut
et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que
la force appliquée à la loi. Ceci fait voir qu'en examinant
bien les choses on trouverait que très peu de nations ont des lois.
Quoi qu'il en soit, il est sûr que les tribuns, n'ayant aucune partie
du pouvoir exécutif, ne purent jamais représenter le peuple
romain par les droits de leurs charges, mais seulement en usurpant sur
ceux du Sénat.
Chez les Grecs tout ce que le peuple avait à
faire il le faisait par lui-même; il était sans cesse assemblé
sur la place. Il habitait un climat doux, il n'était point avide,
des esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa liberté.
N'ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes
droits? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins31
, six mois de l'année la place publique n'est pas tenable, vos langues
sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air, vous donnez plus à
votre gain qu'à votre liberté, et vous craignez bien moins
l'esclavage que la misère.
Quoi! la liberté ne se maintient qu'à
l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent.
Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients, et la
société civile plus que tout le reste. Il y a de telles positions
malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux
dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être
parfaitement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave. Telle
était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n'avez
point d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté
de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence;
j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité.
Je n'entends point par tout cela qu'il faille avoir
des esclaves ni que le droit d'esclavage soit légitime, puisque
j'ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pour quoi
les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants,
et pour quoi les peuples anciens n'en avaient pas. Quoi qu'il en soit,
à l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est
plus libre, il n'est plus.
Tout bien examiné, je ne vois pas qu'il soit
désormais possible au souverain de conserver parmi nous l'exercice
de ses droits si la cité n'est très petite. Mais si elle
est très petite elle sera subjuguée? Non. Je ferai voir ci-après32
comment on peut réunir la puissance extérieure d'un grand
peuple avec la police aisée et le bon ordre d'un petit État.
LIVRE III. CHAPITRE XVI
QUE L'INSTITUTION DU GOUVERNEMENT N'EST POINT UN CONTRAT
Le pouvoir législatif une fois bien établi,
il s'agit d'établir de même le pouvoir exécutif; car
ce dernier, qui n'opère que par des actes particuliers, n'étant
pas de l'essence de l'autre, en est naturellement séparé.
S'il était possible que le souverain, considéré comme
tel, eût la puissance exécutive, le droit et le fait seraient
tellement confondus qu'on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l'est
pas, et le corps politique ainsi dénaturé serait bientôt
en proie à la violence contre laquelle il fut institué.
Les citoyens étant tous égaux par le
contrat social, ce que tous doivent faire tous peuvent le prescrire, au
lieu que nul n'a droit d'exiger qu'un autre fasse ce qu'il ne fait pas
lui-même. Or c'est proprement ce droit, indispensable pour faire
vivre et mouvoir le corps politique, que le souverain donne au prince en
instituant le gouvernement.
Plusieurs ont prétendu que l'acte de cet établissement
était un contrat entre le peuple et les chefs qu'il se donne; contrat
par lequel on stipulait entre les deux parties les conditions sous lesquelles
l'une s'obligeait à commander et l'autre à obéir.
On conviendra, je m'assure, que voilà une étrange manière
de contracter! Mais voyons si cette opinion est soutenable.
Premièrement, l'autorité suprême
ne peut pas plus se modifier que s'aliéner; la limiter, c'est la
détruire. Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne
un supérieur; s'obliger d'obéir à un maître
c'est se remettre en pleine liberté.
De plus, il est évident que ce contrat du peuple
avec telles ou telles personnes serait un acte particulier. D'où
il suit que ce contrat ne saurait être une loi ni un acte de souveraineté,
et que par conséquent il serait illégitime.
On voit encore que les parties contractantes seraient
entre elles sous la seule loi de nature et sans aucun garant de leurs engagements
réciproques, ce qui répugne de toute manière à
l'état civil. Celui qui a la force en main étant toujours
le maître de l'exécution, autant vaudrait donner le nom de
contrat à l'acte d'un homme qui dirait à un autre: le vous
donne tout mon bien, à condition que vous m'en rendrez ce qu'il
vous plaira.
Il n'y a qu'un contrat dans l'État, c'est celui
de l'association; et celui-là seul en exclut tout autre. On ne saurait
imaginer aucun contrat public qui ne fût une violation du premier.
LIVRE III. CHAPITRE XVII
DE L'INSTITUTION DU GOUVERNEMENT
Sous quelle idée faut-il donc concevoir l'acte
par lequel le gouvernement est institué? Je remarquerai d'abord
que cet acte est complexe ou composé de deux autres, savoir l'établissement
de la loi et l'exécution de la loi.
Par le premier, le souverain statue qu'il y aura un
corps de gouvernement établi sous telle ou telle forme; et il est
clair que cet acte est une loi.
Par le second, le peuple nomme les chefs qui seront
chargés du gouvernement établi. Or cette nomination étant
un acte particulier n'est pas une seconde loi, mais seulement une suite
de la première et une fonction du gouvernement.
La difficulté est d'entendre comment on peut
avoir un acte de gouvernement avant que le gouvernement existe, et comment
le peuple, qui n'est que souverain ou sujet, peut devenir prince ou magistrat
dans certaines circonstances.
C'est encore ici que se découvre une de ces
étonnantes propriétés du corps politique, par lesquelles
il concilie des opérations contradictoires en apparence. Car celle-ci
se fait par une conversion subite de la souveraineté en démocratie,
en sorte que, sans aucun changement sensible, et seulement par une nouvelle
relation de tous à tous, les citoyens devenus magistrats passent
des actes généraux aux actes particuliers, et de la loi à
l'exécution.
Ce changement de relation n'est point une subtilité
de spéculation sans exemple dans la pratique: Il a lieu tous les
jours dans le parlement d'Angleterre, où la chambre basse en certaines
occasions se tourne en grand comité, pour mieux discuter les affaires,
et devient ainsi simple commission, de cour souveraine qu'elle était
l'instant précédent; en telle sorte qu'elle se fait ensuite
rapport à elle-même comme chambre des Communes de ce qu'elle
vient de régler en grand comité, et délibère
de nouveau sous un titre de ce qu'elle a déjà résolu
sous un autre.
Tel est l'avantage propre au gouvernement démocratique
de pouvoir être établi dans le fait par un simple acte de
la volonté générale. Après quoi, ce gouvernement
provisionnel reste en possession si telle est la forme adoptée,
ou établit au nom du souverain le gouvernement prescrit par la loi,
et tout se trouve ainsi dans la règle. Il n'est pas possible d'instituer
le gouvernement d'aucune autre manière légitime, et sans
renoncer aux principes ci-devant établis.
LIVRE III. CHAPITRE XVIII
MOYEN DE PRÉVENIR LES USURPATIONS DU GOUVERNEMENT
De ces éclaircissements il résulte en
confirmation du chapitre XVI que l'acte qui institue le gouvernement n'est
point un contrat mais une loi, que les dépositaires de la puissance
exécutive ne sont point les maîtres du peuple mais ses officiers,
qu'il peut les établir et les destituer quand il lui plaît,
qu'il n'est point question pour eux de contracter mais d'obéir et
qu'en se chargeant des fonctions que l'Etat leur impose ils ne font que
remplir leur devoir de citoyens, sans avoir en aucune sorte le droit de
disputer sur les conditions.
Quand donc il arrive que le peuple institue un gouvernement
héréditaire, soit monarchique dans une famille, soit aristocratique
dans un ordre de citoyens, ce n'est point un engagement qu'il prend; c'est
une forme provisionnelle qu'il donne à l'administration jusqu'à
ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement.
Il est vrai que ces changements sont toujours dangereux,
et qu'il ne faut jamais toucher au gouvernement établi que lors
qu'il devient incompatible avec le bien public; mais cette circonspection
est une maxime de politique et non pas une règle de droit, et l'Etat
n'est pas plus tenu de laisser l'autorité civile à ses chefs
que l'autorité militaire à ses généraux.
Il est vrai encore qu'on ne saurait en pareil cas
observer avec trop de soin toutes les formalités requises pour distinguer
un acte régulier et légitime d'un tumulte séditieux,
et la volonté de tout un peuple des clameurs d'une faction. C'est
ici surtout qu'il ne faut donner au cas odieux que ce qu'on ne peut lui
refuser dans toute la rigueur du droit, et c'est aussi de cette obligation
que le prince tire un grand avantage pour conserver sa puissance malgré
le peuple, sans qu'on puisse dire qu'il l'ait usurpée. Car en paraissant
n'user que de ses droits il lui est fort aisé de les étendre,
et d'empêcher sous le prétexte du repos public les assemblées
destinées à rétablir le bon ordre; de sorte qu'il
se prévaut d'un silence qu'il empêche de rompre, ou des irrégularités
qu'il fait commettre, pour supposer en sa faveur l'aveu de ceux que la
crainte fait taire, et pour punir ceux qui osent parler. C'est ainsi que
les décemvirs ayant été d'abord élus pour un
an, puis continués pour une autre année, tentèrent
de retenir à perpétuité leur pouvoir, en ne permettant
plus aux comices de s'assembler; et c'est par ce facile moyen que tous
les gouvernements du monde, une fois revêtus de la force publique,
usurpent tôt ou tard l'autorité souveraine.
Les assemblées périodiques dont j'ai
parlé ci-devant sont propres à prévenir ou différer
ce malheur, surtout quand elles n'ont pas besoin de convocation formelle:
car alors le prince ne saurait les empêcher sans se déclarer
ouvertement infracteur des lois et ennemi de l'Etat.
L'ouverture de ces assemblées, qui n'ont pour
objet que le maintien du traité social, doit toujours se faire par
deux propositions qu'on ne puisse jamais supprimer, et qui passent séparément
par les suffrages.
La première: S'il plaît au souverain
de conserver la présente forme de gouvernement.
La seconde: S'il plaît au peuple d'en laisser
l'administration à ceux qui en sont actuellement chargés.
Je suppose ici ce que je crois avoir démontré,
savoir qu'il n'y a dans l'Etat aucune loi fondamentale qui ne se puisse
révoquer, non pas même le pacte social; car si tous les citoyens
s'assemblaient pour rompre ce pacte d'un commun accord, on ne peut douter
qu'il ne fût très légitimement rompu. Grotius pense
même que chacun peut renoncer à l'Etat dont il est membre,
et reprendre sa liberté naturelle et ses biens en sortant du pays
33 . Or il serait absurde que tous les citoyens réunis
ne pussent pas ce que peut séparément chacun d'eux.
Fin du Livre troisième
LIVRE IV
LIVRE IV. CHAPITRE I
QUE LA VOLONTÉ GÉNÉRALE EST INDESTRUCTIBLE
Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent
comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte
à la commune conservation, et au bien-être général.
Alors tous les ressorts de l'Etat sont vigoureux et simples, ses maximes
sont claires et lumineuses, il n'a point d'intérêts embrouillés,
contradictoires, le bien commun se montre partout avec évidence,
et ne demande que du bon sens pour être aperçu. La paix, l'union,
l'égalité sont ennemies des subtilités politiques.
Les hommes droits et simples sont difficiles à tromper à
cause de leur simplicité, les leurres, les prétextes raffinés
ne leur en imposent point; ils ne sont pas même assez fins pour être
dupes. Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de
paysans régler les affaires de l'Etat sous un chêne et se
conduire toujours sagement peut-on s'empêcher de mépriser
les raffinements des autres nations, qui se rendent illustres et misérables
avec tant d'art et de mystères?
Un Etat ainsi gouverné a besoin de très
peu de lois, et à mesure qu'il devient nécessaire d'en promulguer
de nouvelles, cette nécessité se voit universellement. Le
premier qui les propose ne fait que dire ce que tous ont déjà
senti, et il n'est question ni de brigues ni d'éloquence pour faire
passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire,
sitôt qu'il sera sûr que les autres le feront comme lui.
Ce qui trompe les raisonneurs c'est que ne voyant
que des Etats mal constitués dès leur origine, ils sont frappés
de l'impossibilité d'y maintenir une semblable police. Ils rient
d'imaginer toutes les sottises qu'un fourbe adroit, un parleur insinuant
pourrait persuader au peuple de Paris ou de Londres. Ils ne savent pas
que Cromwell eût été mis aux sonnettes par le peuple
de Berne, et le duc de Beaufort à la discipline par les Genevois.
Mais quand le noeud social commence à se relâcher
et l'Etat à s'affaiblir, quand les intérêts particuliers
commencent à se faire sentir et les petites sociétés
à influer sur la grande, l'intérêt commun s'altère
et trouve des opposants, l'unanimité ne règne plus dans les
voix, la volonté générale n'est plus la volonté
de tous, il s'élève des contradictions, des débats,
et le meilleur avis ne passe point sans disputes.
Enfin quand l'Etat près de sa ruine ne subsiste
plus que par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu
dans tous les cours, que le plus vil intérêt se pare effrontément
du nom sacré du bien public alors la volonté générale
devient muette, tous guidés par des motifs secrets n'opinent pas
plus comme citoyens que si l'Etat n'eût jamais existé, et
l'on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques
qui n'ont pour but que l'intérêt particulier.
S'ensuit-il de là que la volonté générale
soit anéantie ou corrompue? Non, elle est toujours constante, inaltérable
et pure; mais elle est subordonnée à d'autres qui l'emportent
sur elle. Chacun, détachant son intérêt de l'intérêt
commun, voit bien qu'il ne peut l'en séparer tout à fait,
mais sa part du mal public ne lui paraît rien, auprès du bien
exclusif qu'il prétend s'approprier. Ce bien particulier excepté,
il veut le bien général pour son propre intérêt
tout aussi fortement qu'aucun autre. Même en vendant son suffrage
à prix d'argent il n'éteint pas en lui la volonté
générale, il l'élude. La
faute qu'il commet est de changer l'état de la question et de répondre
autre chose que ce qu'on lui demande: En sorte qu'au
lieu de dire par son suffrage: il est avantageux à l'État,
il dit: il est avantageux à tel homme ou à tel parti que
tel ou tel avis passe. Ainsi la loi de l'ordre public dans les assemblées
n'est pas tant d'y maintenir la volonté générale
que de faire qu'elle soit toujours interrogée et qu'elle réponde
toujours.
J'aurais ici bien des réflexions à faire
sur le simple droit de voter dans tout acte de souveraineté; droit
que rien ne peut ôter aux citoyens; et sur celui d'opiner, de proposer,
de diviser, de discuter, que le gouvernement a toujours grand soin de ne
laisser qu'à ses membres; mais cette importante matière demanderait
un traité à part, et je ne puis tout dire dans celui-ci.
LIVRE IV. CHAPITRE II
DES SUFFRAGES
On voit par le chapitre précédent que
la manière dont se traitent les affaires générales
peut donner un indice assez sûr de l'état actuel des moeurs,
et de la santé du corps politique. Plus le concert règne
dans les assemblées, c'est-à-dire plus les avis approchent
de l'unanimité, plus aussi la volonté générale
est dominante; mais les longs débats, les dissensions, le tumulte,
annoncent l'ascendant des intérêts particuliers et le déclin
de l'Etat.
Ceci paraît moins évident quand deux
ou plusieurs ordres entrent dans sa constitution, comme à Rome les
patriciens et les plébéiens, dont les querelles troublèrent
souvent les comices, même dans les plus beaux temps de la République;
mais cette exception est plus apparente que réelle; car alors par
le vice inhérent au corps politique on a, pour ainsi dire, deux
Etats en un; ce qui n'est pas vrai des deux ensemble est vrai de chacun
séparément. Et en effet dans les temps même les plus
orageux les plébiscites du peuple, quand le Sénat ne s'en
mêlait pas, passaient toujours tranquillement et à la grande
pluralité des suffrages. Les citoyens n'ayant qu'un intérêt,
le peuple n'avait qu'une volonté.
A l'autre extrémité du cercle l'unanimité
revient. C'est quand les citoyens tombés dans la servitude n'ont
plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte et la flatterie
changent en acclamations les suffrages; on ne délibère plus,
on adore ou l'on maudit. Telle était la vile manière d'opiner
du Sénat sous les Empereurs. Quelquefois cela se faisait avec des
précautions ridicules: Tacite observe que sous Othon les sénateurs,
accablant Vitellius d'exécrations, affectaient de faire en même
temps un bruit épouvantable, afin que, si par hasard il devenait
le maître, il ne pût savoir ce que chacun d'eux avait dit.
De ces diverses considérations naissent les
maximes sur lesquelles on doit régler la manière de compter
les voix et de comparer les avis, selon que la volonté générale
est plus ou moins facile à connaître, et l'Etat plus ou moins
déclinant.
Il n'y a qu'une seule loi qui par sa nature exige
un consentement unanime. C'est le pacte social: car l'association civile
est l'acte du monde le plus volontaire; tout homme étant né
libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte
que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu. Décider que
le fils d'une esclave naît esclave, c'est décider qu'il ne
naît pas homme.
Si donc lors du pacte social il s'y trouve des opposants,
leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement
qu'ils n'y soient compris; ce sont des étrangers parmi les citoyens.
Quand l'Etat est institué le consentement est dans la résidence;
habiter le territoire c'est se soumettre à la souveraineté34
.
Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre
oblige toujours tous les autres; c'est une suite du contrat même.
Mais on demande comment un homme peut être libre, et forcé
de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes.
Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles
ils n'ont pas consenti?
Je réponds que la question est mal posée.
Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles
qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent
quand il ose en violer quelqu'une. La
volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté
générale c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres35
. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on
leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition
ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté
générale qui est la leur; chacun en donnant son suffrage
dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration
de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire
au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais
trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale
ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté,
j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu, c'est alors que je
n'aurais pas été libre.
Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères
de la volonté générale sont encore dans la pluralité:
quand ils cessent d'y être, quelque parti qu'on prenne il n'y a plus
de liberté.
En montrant ci-devant comment on substituait des volontés
particulières à la volonté générale
dans les délibérations publiques, j'ai suffisamment indiqué
les moyens praticables de prévenir cet abus; j'en parlerai encore
ci-après. A l'égard du nombre proportionnel des suffrages
pour déclarer cette volonté, j'ai aussi donné les
principes sur lesquels on peut le déterminer. La différence
d'une seule voix rompt l'égalité, un seul opposant rompt
l'unanimité; mais entre l'unanimité et l'égalité
il y a plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut
fixer ce nombre selon l'état et les besoins du corps politique.
Deux maximes générales peuvent servir
à régler ces rapports: l'une, que plus les délibérations
sont importantes et graves, plus l'avis qui l'emporte doit approcher de
l'unanimité: l'autre, que plus l'affaire agitée exige de
célérité, plus on doit resserrer la différence
prescrite dans le partage des avis; dans les délibérations
qu'il faut terminer sur-le-champ, l'excédent d'une seule voix doit
suffire. La première de ces maximes paraît plus convenable
aux lois, et la seconde aux affaires. Quoi qu'il en soit, c'est sur leur
combinaison que s'établissent les meilleurs rapports qu'on peut
donner à la pluralité pour prononcer.
LIVRE IV. CHAPITRE III
DES ÉLECTIONS
À l'égard des élections du prince
et des magistrats, qui sont, comme je l'ai dit, des actes complexes, il
y a deux voies pour y procéder; savoir, le choix et le sort. L'une
et l'autre ont été employées en diverses républiques,
et l'on voit encore actuellement un mélange très compliqué
des deux dans l'élection du doge de Venise.
Le suffrage par le sort, dit Montesquieu, est de la
nature de la démocratie. J'en conviens, mais comment cela? Le sort,
continue-t-il, est une façon d'élire qui n'afflige personne;
il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir
la patrie. Ce ne sont pas là des raisons.
Si l'on fait attention que l'élection des chefs
est une fonction du gouvernement et non de la souveraineté, on verra
pourquoi la voie du sort est plus dans la nature de la démocratie,
où l'administration est d'autant meilleure que les actes en sont
moins multipliés.
Dans toute véritable démocratie la magistrature
n'est pas un avantage mais une charge onéreuse, qu'on ne peut justement
imposer à un particulier plutôt qu'à un autre. La loi
seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera.
Car alors la condition étant égale pour tous, et le choix
ne dépendant d'aucune volonté humaine, il n'y a point d'application
particulière qui altère l'universalité de la loi.
Dans l'aristocratie le prince choisit le prince, le
gouvernement se conserve par lui-même, et c'est là que les
suffrages sont bien placés.
L'exemple de l'élection du doge de Venise confirme
cette distinction loin de la détruire. Cette forme mêlée
convient dans un gouvernement mixte. Car c'est une erreur de prendre le
gouvernement de Venise pour une véritable aristocratie. Si le peuple
n'y a nulle part au gouvernement, la noblesse y est peuple elle-même.
Une multitude de pauvres Barnabotes n'approcha jamais d'aucune magistrature,
et n'a de sa noblesse que le vain titre d'Excellence et le droit d'assister
au grand conseil. Ce grand conseil étant aussi nombreux que notre
conseil général à Genève, ses illustres membres
n'ont pas plus de privilèges que nos simples citoyens. Il est certain
qu'ôtant l'extrême disparité des deux républiques,
la bourgeoisie de Genève représente exactement le patriciat
vénitien, nos natifs et habitants représentent les citadins
et le peuple de Venise, nos paysans représentent les sujets de terre
ferme: enfin de quelque manière que l'on considère cette
république, abstraction faite de sa grandeur, son gouvernement n'est
pas plus aristocratique que le nôtre. Toute la différence
est que n'ayant aucun chef à vie nous n'avons pas le même
besoin du sort.
Les élections par sort auraient peu d'inconvénient
dans une véritable démocratie où tout étant
égal, aussi bien par les moeurs et par les talents que par les maximes
et par la fortune, le choix deviendrait presque indifférent. Mais
j'ai déjà dit qu'il n'y avait point de véritable démocratie.
Quand le choix et le sort se trouvent mêlés,
le premier doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles
que les emplois militaires; l'autre convient à celles où
suffisent le bon sens, la justice, l'intégrité, telles que
les charges de judicature; parce que dans un Etat bien constitué
ces qualités sont communes à tous les citoyens.
Le sort ni les suffrages n'ont aucun lieu dans le
gouvernement monarchique. Le monarque étant de droit seul prince
et magistrat unique, le choix de ses lieutenants n'appartient qu'à
lui. Quand l'abbé de Saint-Pierre proposait de multiplier les conseils
du Roi de France et d'en élire les membres par scrutin, il ne voyait
pas qu'il proposait de changer la forme du gouvernement.
Il me resterait à parler de la manière
de donner et de recueillir les voix dans l'assemblée du peuple;
mais peut-être l'historique de la police romaine à cet égard
expliquera-t-il plus sensiblement toutes les maximes que je pourrais établir.
Il n'est pas indigne d'un lecteur judicieux de voir un peu en détail
comment se traitaient les affaires publiques et particulières dans
un conseil de deux cent mille hommes.
LIVRE IV. CHAPITRE IV
DES COMICES ROMAINS
Nous n'avons nuls monuments bien assurés des
premiers temps de Rome; il y a même grande apparence que la plupart
des choses qu'on en débite sont des fables 36
; et en général la partie la plus instructive des annales
des peuples, qui est l'histoire de leur établissement, est celle
qui nous manque le plus. L'expérience nous apprend tous les jours
de quelles causes naissent les révolutions des empires; mais comme
il ne se forme plus de peuples, nous n'avons guère que des conjectures
pour expliquer comment ils se sont formés.
Les usages qu'on trouve établis attestent au
moins qu'il y eut une origine à ces usages. Des traditions qui remontent
à ces origines, celles qu'appuient les plus grandes autorités
et que de plus fortes raisons confirment doivent passer pour les plus certaines.
Voilà les maximes que j'ai tâché de suivre en recherchant
comment le plus libre et le plus puissant peuple de la terre exerçait
son pouvoir suprême.
Après la fondation de Rome la République
naissante, c'est-à-dire l'armée du fondateur, composée
d'Albains, de Sabins, et d'étrangers, fut divisée en trois
classes, qui de cette division prirent le nom de tribus. Chacune de ces
tribus fut subdivisée en dix curies, et chaque curie en décuries,
à la tête desquelles on mit des chefs appelés curions
et décurions.
Outre cela on tira de chaque tribu un corps de cent
cavaliers ou chevaliers, appelé centurie: par où l'on voit
que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n'étaient
d'abord que militaires. Mais il semble qu'un instinct de grandeur portait
la petite ville de Rome à se donner d'avance une police convenable
à la capitale du monde.
De ce premier partage résulta bientôt
un inconvénient. C'est que la tribu des Albains
37 et celle des Sabins 38
restant toujours au même état, tandis que celle des étrangers39
croissait sans cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette
dernière ne tarda pas à surpasser les deux autres. Le remède
que Servius trouva à ce dangereux abus fut de changer la division,
et à celle des races, qu'il abolit, d'en substituer une autre tirée
des lieux de la ville occupés par chaque tribu. Au lieu de trois
tribus il en fit quatre; chacune desquelles occupait une des collines de
Rome et en portait le nom. Ainsi remédiant à l'inégalité
présente il la prévint encore pour l'avenir; et afin que
cette division ne fût pas seulement de lieux mais d'hommes il défendit
aux habitants d'un quartier de passer dans un autre, ce qui empêcha
les races de se confondre.
Il doubla aussi les trois anciennes centuries de cavalerie
et y en ajouta douze autres, mais toujours sous les anciens noms; moyen
simple et judicieux par lequel il acheva de distinguer le corps des chevaliers
de celui du peuple, sans faire murmurer ce dernier.
A ces quatre tribus urbaines Servius en ajouta quinze
autres appelées tribus rustiques, parce qu'elles étaient
formées des habitants de la campagne, partagés en autant
de cantons. Dans la suite on en fit autant de nouvelles, et le peuple romain
se trouva enfin divisé en trente-cinq tribus; nombre auquel elles
restèrent fixées jusqu'à la fin de la République.
De cette distinction des tribus de la ville et des
tribus de la campagne résulta un effet digne d'être observé,
parce qu'il n'y en a point d'autre exemple, et que Rome lui dut à
la fois la conservation de ses moeurs et l'accroissement de son empire.
On croirait que les tribus urbaines s'arrogèrent bientôt la
puissance et les honneurs, et ne tardèrent pas d'avilir les tribus
rustiques; ce fut tout le contraire. On connaît le goût des
premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur venait
du sage instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques
et militaires, et relégua pour ainsi dire à la ville les
arts, les métiers, l'intrigue, la fortune et l'esclavage.
Ainsi tout ce que Rome avait d'illustre vivant aux
champs et cultivant les terres, on s'accoutuma à ne chercher que
là les soutiens de la République. Cet état étant
celui des plus dignes patriciens fut honoré de tout le monde: la
vie simple et laborieuse des villageois fut préférée
à la vie oisive et lâche des bourgeois de Rome, et tel n'eût
été qu'un malheureux prolétaire à la ville
qui, laboureur aux champs, devint un citoyen respecté. Ce n'est
pas sans raison, disait Varron, que nos magnanimes ancêtres établirent
au village la pépinière de ces robustes et vaillants hommes
qui les défendaient en temps de guerre et les nourrissaient en temps
de paix. Pline dit positivement que les tribus des champs étaient
honorées à cause des hommes qui les composaient; au lieu
qu'on transférait par ignominie dans celles de la ville les lâches
qu'on voulait avilir. Le Sabin Appius Claudius étant venu s'établir
à Rome y fut comblé d'honneurs et inscrit dans une tribu
rustique qui prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin les affranchis
entraient tous dans les tribus urbaines, jamais dans les rurales; et il
n'y a pas durant toute la République un seul exemple d'aucun de
ces affranchis parvenu à aucune magistrature, quoique devenu citoyen.
Cette maxime était excellente; mais elle fut
poussée si loin qu'il en résulta enfin un changement et certainement
un abus dans la police.
Premièrement, les censeurs, après s'être
arrogé longtemps le droit de transférer arbitrairement les
citoyens d'une tribu à l'autre, permirent à la plupart de
se faire inscrire dans celle qui leur plaisait; permission qui sûrement
n'était bonne à rien, et ôtait un des grands ressorts
de la censure. De plus, les grands et les puissants se faisant tous inscrire
dans les tribus de la campagne, et les affranchis devenus citoyens restant
avec la populace dans celles de la ville, les tribus en général
n'eurent plus de lieu ni de territoire; mais toutes se trouvèrent
tellement mêlées qu'on ne pouvait plus discerner les membres
de chacune que par les registres, en sorte que l'idée du mot tribu
passa ainsi du réel au personnel ou, plutôt, devint presque
une chimère.
Il arriva encore que les tribus de la ville, étant
plus à portée, se trouvèrent souvent les plus fortes
dans les comices, et vendirent l'Etat à ceux qui daignaient acheter
les suffrages de la canaille qui les composait.
A l'égard des curies, l'instituteur en ayant
fait dix en chaque tribu, tout le peuple romain alors renfermé dans
les murs de la ville se trouva composé de trente curies, dont chacune
avait ses temples, ses dieux, ses officiers, ses prêtres, et ses
fêtes appelées compitalia, semblables aux paganalia qu'eurent
dans la suite les tribus rustiques.
Au nouveau partage de Servius ce nombre de trente
ne pouvant se répartir également dans ses quatre tribus,
il n'y voulut point toucher, et les curies indépendantes des tribus
devinrent une autre division des habitants de Rome. Mais il ne fut point
question de curies ni dans les tribus rustiques ni dans le peuple qui les
composait, parce que les tribus étant devenues un établissement
purement civil, et une autre police ayant été introduite
pour la levée des troupes, les divisions militaires de Romulus se
trouvèrent superflues. Ainsi, quoique tout citoyen fût inscrit
dans une tribu, il s'en fallait beaucoup que chacun ne le fût dans
une curie.
Servius fit encore une troisième division qui
n'avait aucun rapport aux deux précédentes, et devint par
ses effets la plus importante de toutes. Il distribua tout le peuple romain
en six classes, qu'il ne distingua ni par le lieu ni par les hommes, mais
par les biens. En sorte que les premières classes étaient
remplies par les riches, les dernières par les pauvres, et les moyennes
par ceux qui jouissaient d'une fortune médiocre. Ces six classes
étaient subdivisées en cent quatre-vingt-treize autres corps
appelés centuries, et ces corps étaient tellement distribués
que la première classe en comprenait seule plus de la moitié,
et la dernière n'en formait qu'un seul. Il se trouva ainsi que la
classe la moins nombreuse en hommes l'était le plus en centuries,
et que la dernière classe entière n'était comptée
que pour une subdivision, bien qu'elle contînt seule plus de la moitié
des habitants de Rome.
Afin que le peuple pénétrât moins
les conséquences de cette dernière forme, Servius affecta
de lui donner un air militaire: il inséra dans la seconde classe
deux centuries d'armuriers, et deux d'instruments de guerre dans la quatrième.
Dans chaque classe, excepté la dernière, il distingua les
jeunes et les vieux, c'est-à-dire ceux qui étaient obligés
de porter les armes, et ceux que leur âge en exemptait par les lois;
distinction qui plus que celle des biens produisit la nécessité
de recommencer souvent le cens ou dénombrement. Enfin il voulut
que l'assemblée se tînt au champ de Mars, et que tous ceux
qui étaient en âge de servir y vinssent avec leurs armes.
La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la dernière
classe cette même division des jeunes et des vieux, c'est qu'on n'accordait
point à la populace dont elle était composée l'honneur
de porter les armes pour la patrie; il fallait avoir des foyers pour obtenir
le droit de les défendre, et de ces innombrables troupes de gueux
dont brillent aujourd'hui les armées des rois, il n'y en a pas un,
peut-être, qui n'eût été chassé avec dédain
d'une cohorte romaine, quand les soldats étaient les défenseurs
de la liberté.
On distingua pourtant encore dans la dernière
classe les prolétaires de ceux qu'on appelait capite censi Les premiers,
non tout à fait réduits à rien, donnaient au moins
des citoyens à l'Etat, quelquefois même des soldats dans les
besoins pressants. Pour ceux qui n'avaient rien du tout et qu'on ne pouvait
dénombrer que par leurs têtes, ils étaient tout à
fait regardés comme nuls, et Marius fut le premier qui daigna les
enrôler.
Sans décider ici si ce troisième
dénombrement était bon ou mauvais en lui-même, je crois
pouvoir affirmer qu'il n'y avait que les moeurs simples des premiers Romains,
leur désintéressement, leur goût pour l'agriculture,
leur mépris pour le commerce et pour l'ardeur du gain, qui pussent
le rendre praticable. Où est le peuple moderne chez lequel la dévorante
avidité, l'esprit inquiet, l'intrigue, les déplacements continuels,
les perpétuelles révolutions des fortunes pussent laisser
durer vingt ans un pareil établissement sans bouleverser tout l'Etat?
Il faut même bien remarquer que les moeurs et la censure plus fortes
que cette institution en corrigèrent le vice à Rome, et que
tel riche se vit relégué dans la classe des pauvres, pour
avoir trop étalé sa richesse.
De tout ceci l'on peut comprendre aisément
pourquoi il n'est presque jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu'il
y en eût réellement six. La sixième, ne fournissant
ni soldats à l'armée ni votants au champ de Mars
40 et n'étant presque d'aucun usage dans la République,
était rarement comptée pour quelque chose.
Telles furent les différentes divisions du
peuple romain. Voyons à présent l'effet qu'elles produisaient
dans les assemblées. Ces assemblées légitimement convoquées
s'appelaient comices, elles se tenaient ordinairement dans la place de
Rome au champ de Mars, et se distinguaient en comices par curies, comices
par centuries, et comices par tribus, selon celle de ces trois formes sur
laquelle elles étaient ordonnées: les comices par curies
étaient de l'institution de Romulus, ceux par centuries de Servius,
ceux par tribus des tribuns du peuple. Aucune loi ne recevait la sanction,
aucun magistrat n'était élu que dans les comices, et comme
il n'y avait aucun citoyen qui ne fût inscrit dans une curie, dans
une centurie, ou dans une tribu, il s'ensuit qu'aucun citoyen n'était
exclu du droit de suffrage, et que le peuple romain était véritablement
souverain de droit et de fait.
Pour que les comices fussent légitimement assemblés
et que ce qui s'y faisait eût force de loi il fallait trois conditions:
la première que le corps ou le magistrat qui les convoquait fût
revêtu pour cela de l'autorité nécessaire; la seconde
que l'assemblée se fît un des jours permis par la loi; la
troisième que les augures fussent favorables.
La raison du premier règlement n'a pas besoin
d'être expliquée. Le second est une affaire de police; ainsi
il n'était pas permis de tenir les comices les jours de férie
et de marché, où les gens de la campagne venant à
Rome pour leurs affaires n'avaient pas le temps de passer la journée
dans la place publique. Par le troisième le Sénat tenait
en bride un peuple fier et remuant, et tempérait à propos
l'ardeur des tribuns séditieux; mais ceux-ci trouvèrent plus
d'un moyen de se délivrer de cette gêne.
Les lois et l'élection des chefs n'étaient
pas les seuls points soumis au jugement des comices. Le peuple romain ayant
usurpé les plus importantes fonctions du gouvernement, on peut dire
que le sort de l'Europe était réglé dans ses assemblées.
Cette variété d'objets donnait lieu aux diverses formes que
prenaient ces assemblées selon les matières sur lesquelles
il avait à prononcer.
Pour juger de ces diverses formes il suffit de les
comparer. Romulus en instituant les curies avait en vue de contenir le
Sénat par le peuple et le peuple par le Sénat, en dominant
également sur tous. Il donna donc au peuple par cette forme toute
l'autorité du nombre pour balancer celle de la puissance et des
richesses qu'il laissait aux patriciens. Mais selon l'esprit de la monarchie,
il laissa cependant plus d'avantage aux patriciens par l'influence de leurs
clients sur la pluralité des suffrages. Cette admirable institution
des patrons et des clients fut un chef-d'oeuvre de politique et d'humanité,
sans lequel le patriciat, si contraire à l'esprit de la République,
n'eût pu subsister. Rome seule a eu l'honneur de donner au monde
ce bel exemple, duquel il ne résulta jamais d'abus, et qui pourtant
n'a jamais été suivi.
Cette même forme des curies ayant subsisté
sous les rois jusqu'à Servius, et le règne du dernier Tarquin
n'étant point compté pour légitime, cela fit distinguer
généralement les lois royales par le nom de leges curiatae.
Sous la République les curies, toujours bornées
aux quatre tribus urbaines, et ne contenant plus que la populace de Rome,
ne pouvaient convenir ni au Sénat qui était à la tête
des patriciens, ni aux tribuns qui, quoique plébéiens, étaient
à la tête des citoyens aisés. Elles tombèrent
donc dans le discrédit, et leur avilissement fut tel que leurs trente
licteurs assemblés faisaient ce que les comices par curies auraient
dû faire.
La division par centuries était si favorable
à l'aristocratie qu'on ne voit pas d'abord comment le Sénat
ne l'emportait pas toujours dans les comices qui portaient ce nom, et par
lesquels étaient élus les consuls, les censeurs, et les autres
magistrats curules. En effet des cent quatre-vingt-treize centuries qui
formaient les six classes de tout le peuple romain, la première
classe en comprenant quatre-vingt-dix-huit, et les voix ne se comptant
que par centuries, cette seule première classe l'emportait en nombre
de voix sur toutes les autres. Quand toutes ses centuries étalent
d'accord on ne continuait pas même à recueillir les suffrages;
ce qu'avait décidé le plus petit nombre passait pour une
décision de la multitude, et l'on peut dire que dans les comices
par centuries les affaires se réglaient à la pluralité
des écus bien plus qu'à celle des voix.
Mais cette extrême autorité se tempérait
par deux moyens. Premièrement les tribuns pour l'ordinaire, et toujours
un grand nombre de plébéiens, étant dans la classe
des riches balançaient le crédit des patriciens dans cette
première classe.
Le second moyen consistait en ceci, qu'au lieu de
faire d'abord voter les centuries selon leur ordre, ce qui aurait toujours
fait commencer par la première, on en tirait une au sort, et celle-là41
procédait seule à l'élection; après quoi toutes
les centuries appelées un autre jour selon leur rang répétaient
la même élection et la confirmaient ordinairement. On ôtait
ainsi l'autorité de l'exemple au rang pour la donner au sort selon
le principe de la démocratie.
Il résultait de cet usage un autre avantage
encore; c'est que les citoyens de la campagne avaient le temps entre les
deux élections de s'informer du mérite du candidat provisionnellement
nommé, afin de ne donner leur voix qu'avec connaissance de cause.
Mais sous prétexte de célérité l'on vint à
bout d'abolir cet usage, et les deux élections se firent le même
jour.
Les comices par tribus étaient proprement le
conseil du peuple romain. Ils ne se convoquaient que par les tribuns; les
tribuns y étaient élus et y passaient leurs plébiscites.
Non seulement le Sénat n'y avait point de rang, il n'avait pas même
le droit d'y assister, et forcés d'obéir à des lois
sur lesquelles ils n'avaient pu voter, les sénateurs à cet
égard étaient moins libres que les derniers citoyens. Cette
injustice était tout à fait mal entendue, et suffisait seule
pour invalider les décrets d'un corps où tous ses membres
n'étaient pas admis. Quand tous les patriciens eussent assisté
à ces comices selon le droit qu'ils en avaient comme citoyens, devenus
alors simples particuliers ils n'eussent guère influé sur
une forme de suffrages qui se recueillaient par tête, et où
le moindre prolétaire pouvait autant que le prince du Sénat.
On voit donc qu'outre l'ordre qui résultait
de ces diverses distributions pour le recueillement des suffrages d'un
si grand peuple, ces distributions ne se réduisaient pas à
des formes indifférentes en elles-mêmes, mais que chacune
avait des effets relatifs aux vues qui la faisaient préférer.
Sans entrer là-dessus en de plus longs détails,
il résulte des éclaircissements précédents
que les comices par tribus étaient les plus favorables au gouvernement
populaire, et les comices par centuries à l'aristocratie. A l'égard
des comices par curies où la seule populace de Rome formait la pluralité,
comme ils n'étaient bons qu'à favoriser la tyrannie et les
mauvais desseins, ils durent tomber dans le décri, les séditieux
eux-mêmes s'abstenant d'un moyen qui mettait trop à découvert
leurs projets. Il est certain que toute la majesté du peuple romain
ne se trouvait que dans les comices par centuries, qui seuls étaient
complets; attendu que dans les comices par curies manquaient les tribus
rustiques, et dans les comices par tribus le Sénat et les patriciens.
Quant à la manière de recueillir les
suffrages, elle était chez les premiers Romains aussi simple que
leurs moeurs, quoique moins simple encore qu'à Sparte. Chacun donnait
son suffrage à haute voix, un greffier les écrivait à
mesure; pluralité de voix dans chaque tribu déterminait le
suffrage de la tribu, pluralité de voix entre les tribus déterminait
le suffrage du peuple, et ainsi des curies et des centuries. Cet usage
était bon tant que l'honnêteté régnait entre
les citoyens et que chacun avait honte de donner publiquement son suffrage
à un avis injuste ou à un sujet indigne; mais quand le peuple
se corrompit et qu'on acheta les voix, il convint qu'elles se donnassent
en secret pour contenir les acheteurs par la défiance, et fournir
aux fripons le moyen de n'être pas des traîtres.
Je sais que Cicéron blâme ce changement
et lui attribue en partie la ruine de la République. Mais quoique
je sente le poids que doit avoir ici l'autorité de Cicéron,
je ne puis être de son avis. Je pense, au contraire, que pour n'avoir
pas fait assez de changements semblables on accéléra la perte
de l'Etat. Comme le régime des gens sains n'est pas propre aux malades,
il ne faut pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes
lois qui conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette
maxime que la durée de la République de Venise, dont le simulacre
existe encore, uniquement parce que ses lois ne conviennent qu'à
de méchants hommes.
On distribua donc aux citoyens des tablettes par lesquelles
chacun pouvait voter sans qu'on sût quel était son avis. On
établit aussi de nouvelles formalités pour le recueillement
des tablettes, le compte des voix, la comparaison des nombres, etc. Ce
qui n'empêcha pas que la fidélité des officiers chargés
de ces fonctions42 ne fût souvent
suspectée. On fit enfin, pour empêcher la brigue et le trafic
des suffrages, des édits dont la multitude montre l'inutilité.
Vers les derniers temps, on était souvent contraint
de recourir à des expédients extraordinaires pour suppléer
à l'insuffisance des lois. Tantôt on supposait des prodiges;
mais ce moyen qui pouvait en imposer au peuple n'en imposait pas à
ceux qui le gouvernaient; tantôt on convoquait brusquement une assemblée
avant que les candidats eussent eu le temps de faire leurs brigues; tantôt
on consumait toute une séance à parler quand on voyait le
peuple gagné prêt à prendre un mauvais parti. Mais
enfin l'ambition éluda tout; et ce qu'il y a d'incroyable, c'est
qu'au milieu de tant d'abus ce peuple immense, à la faveur de ses
anciens règlements, ne laissait pas d'élire les magistrats,
de passer les lois, de juger les causes, d'expédier les affaires
particulières et publiques, presque avec autant de facilité
qu'eût pu faire le Sénat lui-même.
LIVRE IV. CHAPITRE V
DU TRIBUNAT
Quand on ne peut établir une exacte proportion
entre les parties constitutives de l'Etat, ou que des causes indestructibles
en altèrent sans cesse les rapports, alors on institue une magistrature
particulière qui ne fait point corps avec les autres, qui replace
chaque terme dans son vrai rapport, et qui fait une liaison ou un moyen
terme soit entre le prince et le peuple, soit entre le prince et le souverain,
soit à la fois des deux côtés s'il est nécessaire.
Ce corps, que j'appellerai tribunat, est le conservateur
des lois et du pouvoir législatif. Il sert quelquefois à
protéger le souverain contre le gouvernement, comme faisaient à
Rome les tribuns du peuple, quelquefois à soutenir le gouvernement
contre le peuple, comme fait maintenant à Venise le conseil des
Dix, et quelquefois à maintenir l'équilibre de part et d'autre,
comme faisaient les éphores à Sparte.
Le tribunat n'est point une partie constitutive de
la cité, et ne doit avoir aucune portion de la puissance législative
ni de l'exécutive, mais c'est en cela même que la sienne est
plus grande: car ne pouvant rien faire il peut tout empêcher. Il
est plus sacré et plus révéré comme défenseur
des lois que le prince qui les exécute et que le souverain qui les
donne. C'est ce qu'on vit bien clairement à Rome quand ces fiers
patriciens, qui méprisèrent toujours le peuple entier, furent
forcés de fléchir devant un simple officier du peuple, qui
n'avait ni auspices ni juridiction.
Le tribunat sagement tempéré est le
plus ferme appui d'une bonne constitution; mais pour peu de force qu'il
ait de trop il renverse tout. A l'égard de la faiblesse, elle n'est
pas dans sa nature, et pourvu qu'il soit quelque chose, il n'est jamais
moins qu'il ne faut.
Il dégénère en tyrannie quand
il usurpe la puissance exécutive dont il n'est que le modérateur,
et qu'il veut dispenser les lois qu'il ne doit que protéger. L'énorme
pouvoir des éphores, qui fut sans danger tant que Sparte conserva
ses moeurs, en accéléra la corruption commencée. Le
sang d'Agis égorgé par ces tyrans fut vengé par son
successeur: le crime et le châtiment des éphores hâtèrent
également la perte de la République, et après Cléomène
Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par la même voie,
et le pouvoir excessif des tribuns usurpé par degrés servit
enfin, à l'aide des lois faites pour la liberté, de sauvegarde
aux empereurs qui la détruisirent. Quant au conseil des Dix à
Venise, c'est un tribunal de sang, horrible également aux patriciens
et au peuple, et qui, loin de protéger hautement les lois, ne sert
plus, après leur avilissement, qu'à porter dans les ténèbres
des coups qu'on n'ose apercevoir.
Le tribunat s'affaiblit comme le gouvernement par
la multiplication de ses membres. Quand les tribuns du peuple romain, d'abord
au nombre de deux, puis de cinq, voulurent doubler ce nombre, le Sénat
les laissa faire, bien sûr de contenir les uns par les autres; ce
qui ne manqua pas d'arriver.
Le meilleur moyen de prévenir les usurpations
d'un si redoutable corps, moyen dont nul gouvernement ne s'est avisé
jusqu'ici, serait de ne pas rendre ce corps permanent, mais de régler
des intervalles durant lesquels il resterait supprimé. Ces intervalles,
qui ne doivent pas être assez grands pour laisser aux abus le temps
de s'affermir, peuvent être fixés par la loi, de manière
qu'il soit aisé de les abréger au besoin par des commissions
extraordinaires.
Ce moyen me paraît sans inconvénient,
parce que, comme je l'ai dit, le tribunat ne faisant point partie de la
constitution peut être ôté sans qu'elle en souffre;
et il me paraît efficace, parce qu'un magistrat nouvellement rétabli
ne part point du pouvoir qu'avait son prédécesseur, mais
de celui que la loi lui donne.
LIVRE IV. CHAPITRE VI
DE LA DICTATURE
L'inflexibilité des lois, qui les empêche
de se plier aux événements, peut en certains cas les rendre
pernicieuses, et causer par elles la perte de l'Etat dans sa crise. L'ordre
et la lenteur des formes demandent un espace de temps que les circonstances
refusent quelquefois. Il peut se présenter mille cas auxquels le
législateur n'a point pourvu, et c'est une prévoyance très
nécessaire de sentir qu'on ne peut tout prévoir.
Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions
politiques jusqu'à s'ôter le pouvoir d'en suspendre l'effet.
Sparte elle-même a laissé dormir ses lois.
Mais il n'y a que les plus grands dangers qui puissent
balancer celui d'altérer l'ordre public, et l'on ne doit jamais
arrêter le pouvoir sacré des lois que quand il s'agit du salut
de la patrie. Dans ces cas rares et manifestes on pourvoit à la
sûreté publique par un acte particulier qui en remet la charge
au plus digne. Cette commission peut se donner de deux manières
selon l'espèce du danger.
Si pour y remédier il suffit d'augmenter l'activité
du gouvernement, on le concentre dans un ou deux de ses membres. Ainsi
ce n'est pas l'autorité des lois qu'on altère mais seulement
la forme de leur administration. Que si le péril est tel que l'appareil
des lois soit un obstacle à s'en garantir, alors on nomme un chef
suprême qui fasse taire toutes les lois et suspende un moment l'autorité
souveraine; en pareil cas la volonté générale n'est
pas douteuse, et il est évident que la première intention
du peuple est que l'Etat ne périsse pas. De cette manière
la suspension de l'autorité législative ne l'abolit point;
le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler, il la domine sans
pouvoir la représenter; il peut tout faire, excepté des lois.
Le premier moyen s'employait par le Sénat romain
quand il chargeait les consuls par une formule consacrée de pourvoir
au salut de la République; le second avait lieu quand un des deux
consuls nommait un dictateur 43 ; usage
dont Albe avait donné l'exemple à Rome.
Dans les commencements de la République on
eut très souvent recours à la dictature, parce que l'Etat
n'avait pas encore une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir par
la force de sa constitution. Les moeurs rendant alors superflues bien des
précautions qui eussent été nécessaires dans
un autre temps, on ne craignait ni qu'un dictateur abusât de son
autorité, ni qu'il tentât de la garder au-delà du terme.
Il semblait, au contraire, qu'un si grand pouvoir fût à charge
à celui qui en était revêtu, tant il se hâtait
de s'en défaire; comme si c'eût été un poste
trop pénible et trop périlleux de tenir la place des lois!
Aussi n'est-ce pas le danger de l'abus mais celui
de l'avilissement qui fait blâmer l'usage indiscret de cette suprême
magistrature dans les premiers temps. Car tandis qu'on la prodiguait à
des élections, à des dédicaces, à des choses
de pure formalité, il était à craindre qu'elle ne
devînt moins redoutable au besoin, et qu'on ne s'accoutumât
à regarder comme un vain titre celui qu'on n'employait qu'à
de vaines cérémonies.
Vers la fin de la République, les Romains,
devenus plus circonspects, ménagèrent la dictature avec aussi
peu de raison qu'ils l'avaient prodiguée autrefois. Il était
aisé de voir que leur crainte était mal fondée, que
la faiblesse de la capitale faisait alors sa sûreté contre
les magistrats qu'elle avait dans son sein, qu'un dictateur pouvait en
certains cas défendre la liberté publique sans jamais y pouvoir
attenter, et que les fers de Rome ne seraient point forgés dans
Rome même, mais dans ses armées: le peu de résistance
que firent Marius à Sylla, et Pompée à César,
montra bien ce qu'on pouvait attendre de l'autorité du dedans contre
la force du dehors.
Cette erreur leur fit faire de grandes fautes. Telle,
par exemple, fut celle de n'avoir pas nommé un dictateur dans l'affaire
de Catilina; car comme il n'était question que du dedans de la ville,
et, tout au plus, de quelque province d'Italie, avec l'autorité
sans bornes que les lois donnaient au dictateur il eût facilement
dissipé la conjuration, qui ne fut étouffée que par
un concours d'heureux hasards que jamais la prudence humaine ne devait
attendre.
Au lieu de cela, le Sénat se contenta de remettre
tout son pouvoir aux consuls; d'où il arriva que Cicéron,
pour agir efficacement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point
capital, et que, si les premiers transports de joie firent approuver sa
conduite, ce fut avec justice que dans la suite on lui demanda compte du
sang des citoyens versé contre les lois; reproche qu'on n'eût
pu faire à un dictateur. Mais l'éloquence du consul entraîna
tout; et lui-même, quoique Romain, aimant mieux sa gloire que sa
patrie, ne cherchait pas tant le moyen le plus légitime et le plus
sûr de sauver l'État que celui d'avoir tout l'honneur de cette
affaire 44 . Aussi fut-il honoré
justement comme libérateur de Rome, et justement puni comme infracteur
des lois. Quelque brillant qu'ait été son rappel, il est
certain que ce fut une grâce.
Au reste, de quelque manière que cette importante
commission soit conférée, il importe d'en fixer la durée
à un terme très court qui jamais ne puisse être prolongé;
dans les crises qui la font établir l'État est bientôt
détruit ou sauvé, et, passé le besoin pressant, la
dictature devient tyrannique ou vaine. A Rome les dictateurs ne l'étant
que pour six mois, la plupart abdiquèrent avant ce terme. Si le
terme eût été plus long, peut-être eussent-ils
été tentés de le prolonger encore, comme firent les
décemvirs celui d'une année. Le dictateur n'avait que le
temps de pourvoir au besoin qui l'avait fait élire, il n'avait pas
celui de songer à d'autres projets.
LIVRE IV. CHAPITRE VII
DE LA CENSURE
De même que la déclaration de la volonté
générale se fait par la loi, la déclaration du jugement
public se fait par la censure; l'opinion publique est l'espèce de
loi dont le censeur est le ministre, et qu'il ne fait qu'appliquer aux
cas particuliers, à l'exemple du prince.
Loin donc que le tribunal censorial soit l'arbitre
de l'opinion du peuple, il n'en est que le déclarateur, et sitôt
qu'il s'en écarte, ses décisions sont vaines et sans effet.
Il est inutile de distinguer les moeurs d'une nation
des objets de son estime; car tout cela tient au même principe et
se confond nécessairement. Chez tous les peuples du monde, ce n'est
point la nature mais l'opinion qui décide du choix de leurs plaisirs.
Redressez les opinions des hommes et leurs moeurs s'épureront d'elles-mêmes.
On aime toujours ce qui est beau ou ce qu'on trouve tel, mais c'est sur
ce jugement qu'on se trompe; c'est donc ce jugement qu'il s'agit de régler.
Qui juge des moeurs juge de l'honneur, et qui juge de l'honneur prend sa
loi de l'opinion.
Les opinions d'un peuple naissent de sa constitution;
quoique la loi ne règle pas les moeurs, c'est la législation
qui les fait naître; quand la législation s'affaiblit les
moeurs dégénèrent, mais alors le jugement des censeurs
ne fera pas ce que la force des lois n'aura pas fait.
Il suit de là que la censure peut être
utile pour conserver les moeurs, jamais pour les rétablir. Etablissez
des censeurs durant la vigueur des lois; sitôt qu'elles l'ont perdue,
tout est désespéré; rien de légitime n'a plus
de force lorsque les lois n'en ont plus.
La censure maintient les moeurs en empêchant
les opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages
applications, quelquefois même en les fixant lorsqu'elles sont encore
incertaines. L'usage des seconds dans les duels, porté jusqu'à
la fureur dans le royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots d'un
édit du Roi: Quant à ceux qui ont la lâcheté
d'appeler des seconds. Ce jugement prévenant celui du public le
détermina tout d'un coup. Mais quand les mêmes édits
voulurent prononcer que c'était aussi une lâcheté de
se battre en duel, ce qui est très vrai, mais contraire à
l'opinion commune, le public se moqua de cette décision sur laquelle
son jugement était déjà porté.
J'ai dit ailleurs 45
que l'opinion publique n'étant point soumise à la contrainte,
il n'en fallait aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter.
On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort, entièrement perdu
chez les modernes, était mis en oeuvre chez les Romains et mieux
chez les Lacédémoniens.
Un homme de mauvaises moeurs ayant ouvert un bon avis
dans le conseil de Sparte, les éphores sans en tenir compte firent
proposer le même avis par un citoyen vertueux. Quel honneur pour
l'un, quelle honte pour l'autre, sans avoir donné ni louange ni
blâme à aucun des deux! Certains ivrognes de Samos
46 souillèrent le tribunal des éphores:
le lendemain par édit public il fut permis aux Samiens d'être
des vilains. Un vrai châtiment eût été moins
sévère qu'une pareille impunité. Quand Sparte a prononcé
sur ce qui est ou n'est pas honnête, la Grèce n'appelle pas
de ses jugements.
LIVRE IV. CHAPITRE VIII
DE LA RELIGION CIVILE
Les hommes n'eurent point d'abord d'autres rois que
les dieux, ni d'autre gouvernement que le théocratique. Ils firent
le raisonnement de Caligula, et alors ils raisonnaient juste. Il faut une
longue altération de sentiments et d'idées pour qu'on puisse
se résoudre à prendre son semblable pour maître, et
se flatter qu'on s'en trouvera bien.
De cela seul qu'on mettait Dieu à la tête
de chaque société politique, il s'ensuivit qu'il y eut autant
de dieux que de peuples. Deux peuples étrangers l'un à l'autre,
et presque toujours ennemis, ne purent longtemps reconnaître un même
maître: deux armées se livrant bataille ne sauraient obéir
au même chef. Ainsi des divisions nationales résulta le polythéisme,
et de là l'intolérance théologique et civile qui naturellement
est la même, comme il sera dit ci-après.
La fantaisie qu'eurent les Grecs de retrouver leurs
dieux chez les peuples barbares vint de celle qu'ils avaient aussi de se
regarder comme les souverains naturels de ces peuples. Mais c'est de nos
jours une érudition bien ridicule que celle qui roule sur l'identité
des dieux de diverses nations; comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient
être le même dieu; comme si le Baal des Phéniciens,
le Zeus des Grecs et le Jupiter des Latins pouvaient être le même;
comme s'il pouvait rester quelque chose commune à des êtres
chimériques portant des noms différents!
Que si l'on demande comment dans le paganisme où
chaque Etat avait son culte et ses dieux il n'y avait point de guerres
de religion? Je réponds que c'était par cela même que
chaque Etat, ayant son culte propre aussi bien que son gouvernement, ne
distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre politique était
aussi théologique: les départements des dieux étaient,
pour ainsi dire, fixés par les bornes des nations. Le dieu d'un
peuple n'avait aucun droit sur les autres peuples. Les dieux des païens
n'étaient point des dieux jaloux; ils partageaient entre eux l'empire
du monde: Moïse même et le peuple hébreu se prêtaient
quelquefois à cette idée en parlant du Dieu d'Israël.
Ils regardaient, il est vrai, comme nuls les dieux des Chananéens,
peuples proscrits, voués à la destruction, et dont ils devaient
occuper la place; mais voyez comment ils parlaient des divinités
des peuples voisins qu'il leur était défendu d'attaquer!
La possession de ce qui appartient à Chamos votre Dieu, disait Jephté
aux Ammonites, ne vous est-elle pas légitimement due? Nous possédons
au même titre les terres que notre Dieu vainqueur s'est acquises47
. C'était là, ce me semble, une parité bien reconnue
entre les droits de Chamos et ceux du Dieu d'Israël.
Mais quand les Juifs, soumis aux rois de Babylone
et dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s'obstiner à ne reconnaître
aucun autre dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rébellion
contre le vainqueur, leur attira les persécutions qu'on lit dans
leur histoire, et dont on ne voit aucun autre exemple avant le christianisme48
.
Chaque religion étant donc uniquement attachée
aux lois de l'Etat qui la prescrivait, il n'y avait point d'autre manière
de convertir un peuple que de l'asservir, ni d'autres missionnaires que
les conquérants et, l'obligation de changer de culte étant
la loi des vaincus, il fallait commencer par vaincre avant d'en parler.
Loin que les hommes combattissent pour les dieux, c'étaient, comme
dans Homère, les dieux qui combattaient pour les hommes; chacun
demandait au sien la victoire, et la payait par de nouveaux autels. Les
Romains, avant de prendre une place, sommaient ses dieux de l'abandonner,
et quand ils laissaient aux Tarentins leurs dieux irrités, c'est
qu'ils regardaient alors ces dieux comme soumis aux leurs et forcés
de leur faire hommage: Ils laissaient aux vaincus leurs dieux comme ils
leur laissaient leurs lois. Une couronne au Jupiter du Capitole était
souvent le seul tribut qu'ils imposaient.
Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire
leur culte et leurs dieux, et ayant souvent eux-mêmes adopté
ceux des vaincus en accordant aux uns et aux autres le droit de cité,
les peuples de ce vaste empire se trouvèrent insensiblement avoir
des multitudes de dieux et de cultes, à peu près les mêmes
partout; et voilà comment le paganisme ne fut enfin dans le monde
connu qu'une seule et même religion.
Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint
établir sur la terre un royaume spirituel; ce qui, séparant
le système théologique du système politique, fit que
l'Etat cessa d'être un, et causa les divisions intestines qui n'ont
jamais cessé d'agiter les peuples chrétiens. Or cette idée
nouvelle d'un royaume de l'autre monde n'ayant pu jamais entrer dans la
tête des païens, ils regardèrent toujours les chrétiens
comme de vrais rebelles qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient
que le moment de se rendre indépendants et maîtres, et d'usurper
adroitement l'autorité qu'ils feignaient de respecter dans leur
faiblesse. Telle fut la cause des persécutions.
Ce que les païens avaient craint est arrivé;
alors tout a changé de face, les humbles chrétiens ont changé
de langage, et bientôt on a vu ce prétendu royaume de l'autre
monde devenir sous un chef visible le plus violent despotisme dans celui-ci.
Cependant, comme il y a toujours eu un prince et des
lois civiles, il a résulté de cette double puissance un perpétuel
conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans
les États chrétiens, et l'on n'a jamais pu venir à
bout de savoir auquel du maître ou du prêtre on était
obligé d'obéir.
Plusieurs peuples cependant, même dans l'Europe
ou à son voisinage, ont voulu conserver ou rétablir l'ancien
système, mais sans succès; l'esprit du christianisme a tout
gagné. Le culte sacré est toujours resté ou redevenu
indépendant du souverain, et sans liaison nécessaire avec
le corps de l'État. Mahomet eut des vues très saines, il
lia bien son système politique, et tant que la forme de son gouvernement
subsista sous les califes ses successeurs, ce gouvernement fut exactement
un, et bon en cela. Mais les Arabes devenus florissants, lettrés,
polis, mous et lâches, furent subjugués par des barbares;
alors la division entre les deux puissances recommença; quoiqu'elle
soit moins apparente chez les mahométans que chez les chrétiens,
elle y est pourtant, surtout dans la secte d'Ali, et il y a des États,
tels que la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir.
Parmi nous, les rois d'Angleterre se sont établis
chefs de l'Église, autant en ont fait les czars; mais par ce titre
ils s'en sont moins rendus les maîtres que les ministres; ils ont
moins acquis le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir. Ils
n'y sont pas législateurs, ils n'y sont que princes. Partout où
le clergé fait un corps49 il
est maître et législateur dans sa partie. Il y a donc deux
puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie, tout comme ailleurs.
De tous les auteurs chrétiens le philosophe
Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait
osé proposer de réunir les deux têtes de l'aigle, et
de tout ramener à l'unité politique, sans laquelle jamais
État ni gouvernement ne sera bien constitué. Mais il a dû
voir que l'esprit dominateur du christianisme était incompatible
avec son système, et que l'intérêt du prêtre
serait toujours plus fort que celui de l'Etat. Ce n'est pas tant ce qu'il
y a d'horrible et de faux dans sa politique que ce qu'il y a de juste et
de vrai qui l'a rendue odieuse50 .
Je crois qu'en développant sous ce point de
vue les faits historiques on réfuterait aisément les sentiments
opposés de Bayle et de Warburton, dont l'un prétend que nulle
religion n'est utile au corps politique, et dont l'autre soutient au contraire
que le christianisme en est le plus ferme appui. On prouverait au premier
que jamais État ne fut fondé que la religion ne lui servît
de base, et au second que la loi chrétienne est au fond plus nuisible
qu'utile à la forte constitution de l'État. Pour achever
de me faire entendre, il ne faut que donner un peu plus de précision
aux idées trop vagues de religion relatives à mon sujet.
La religion considérée par rapport à
la société, qui est ou générale ou particulière,
peut aussi se diviser en deux espèces, savoir la religion de l'homme
et celle du citoyen. La première, sans temples, sans autels, sans
rites, bornée au culte purement intérieur du dieu suprême
et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et simple religion
de l'Évangile, le vrai théisme, et ce qu'on peut appeler
le droit divin naturel. L'autre, inscrite dans un seul pays, lui donne
ses dieux, ses patrons propres et tutélaires: elle a ses dogmes,
ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois; hors la seule
nation qui la suit, tout est pour elle infidèle étranger,
barbare; elle n'étend les devoirs et les droits de l'homme qu'aussi
loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des premiers peuples,
auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou positif.
Il y a une troisième sorte de religion plus
bizarre, qui donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux
patries, les soumet à des devoirs contradictoires et les empêche
de pouvoir être à la fois dévots et citoyens. Telle
est la religion des lamas, telle est celle des Japonais, tel est le christianisme
romain. On peut appeler celle-ci la religion du Prêtre. Il en résulte
une sorte du droit mixte et insociable qui n'a point de nom.
À considérer politiquement ces trois
sortes de religions, elles ont toutes leurs défauts. La troisième
est si évidemment mauvaise que c'est perdre le temps de s'amuser
à le démontrer. Tout ce qui rompt l'unité sociale
ne vaut rien. Toutes les institutions qui mettent l'homme en contradiction
avec lui-même ne valent rien.
La seconde est bonne en ce qu'elle réunit le
culte divin et l'amour des lois, et que faisant de la patrie l'objet de
l'adoration des citoyens, elle leur apprend que servir l'État c'est
en servir le dieu tutélaire. C'est une espèce de théocratie,
dans laquelle on ne doit point avoir d'autre pontife que le prince, ni
d'autres prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays c'est
aller au martyre, violer les lois c'est être impie, et soumettre
un coupable à l'exécration publique c'est le dévouer
au courroux des Dieux; sacer estod.
Mais elle est mauvaise en ce qu'étant fondée
sur l'erreur et sur le mensonge elle trompe les hommes, les rend crédules,
superstitieux, et noie le vrai culte de la divinité dans un vain
cérémonial. Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive
et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant; en
sorte qu'il ne respire que meurtre et massacre, et croit faire une action
sainte en tuant quiconque n'admet pas ses dieux. Cela met un tel peuple
dans un état naturel de guerre avec tous les autres, très
nuisible à sa propre sûreté.
Reste donc la religion de l'homme ou le christianisme,
non pas celui d'aujourd'hui, mais celui de l'Évangile, qui en est
tout à fait différent. Par cette religion sainte, sublime,
véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissent
tous pour frères, et la société qui les unit ne se
dissout pas même à la mort.
Mais cette religion n'ayant nulle relation particulière
avec le corps politique laisse aux lois la seule force qu'elles tirent
d'elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre, et par là
un des grands liens de la société particulière reste
sans effet. Bien plus; loin d'attacher les coeurs des citoyens à
l'État, elle les en détache comme de toutes les choses de
la terre: je ne connais rien de plus contraire à l'esprit social.
On nous dit qu'un peuple de vrais chrétiens
formerait la plus parfaite société que l'on puisse imaginer.
Je ne vois à cette supposition qu'une grande difficulté;
c'est qu'une société de vrais chrétiens ne serait
plus une société d'hommes.
Je dis même que cette société
supposée ne serait avec toute sa perfection ni la plus forte ni
la plus durable. A force d'être parfaite, elle manquerait de liaison;
son vice destructeur serait dans sa perfection même.
Chacun remplirait son devoir; le peuple serait soumis
aux lois, les chefs seraient justes et modérés, les magistrats
intègres, incorruptibles, les soldats mépriseraient la mort,
il n'y aurait ni vanité ni luxe; tout cela est fort bien, mais voyons
plus loin.
Le christianisme est une religion toute spirituelle,
occupée uniquement des choses du Ciel: la patrie du chrétien
n'est pas de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait
avec une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès
de ses soins. Pourvu qu'il n'ait rien à se reprocher, peu lui importe
que tout aille bien ou mal ici-bas. Si l'État est florissant, à
peine ose-t-il jouir de la félicité publique, il craint de
s'enorgueillir de la gloire de son pays; si l'État dépérit,
il bénit la main de Dieu qui s'appesantit sur son peuple.
Pour que la société fût paisible
et que l'harmonie se maintînt, il faudrait que tous les citoyens
sans exception fussent également bons chrétiens. Mais si
malheureusement il s'y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un
Catilina, par exemple, un Cromwell, celui-là très certainement
aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne
ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Dès
qu'il aura trouvé par quelque ruse l'art de leur en imposer et de
s'emparer d'une partie de l'autorité publique, voilà un homme
constitué en dignité; Dieu veut qu'on le respecte; bientôt
voilà une puissance; Dieu veut qu'on lui obéisse; le dépositaire
de cette puissance en abuse-t-il? c'est la verge dont Dieu punit ses enfants.
On se ferait conscience de chasser l'usurpateur, il faudrait troubler le
repos public, user de violence, verser du sang; tout cela s'accorde mal
avec la douceur du chrétien; et après tout, qu'importe qu'on
soit libre ou serf dans cette vallée de misères? l'essentiel
est d'aller en paradis, et la résignation n'est qu'un moyen de plus
pour cela.
Survient-il quelque guerre étrangère?
Les citoyens marchent sans peine au combat; nul d'entre eux ne songe à
fuir; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire; ils savent
plutôt mourir que vaincre. Qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, qu'importe?
La providence ne sait-elle pas mieux qu'eux ce qu'il leur faut? Qu'on imagine
quel parti un ennemi fier, impétueux, passionné peut tirer
de leur stoïcisme! Mettez vis-à-vis d'eux ces peuples généreux
que dévorait l'ardent amour de la gloire et de la patrie, supposez
votre république chrétienne vis-à-vis de Sparte ou
de Rome; les pieux chrétiens seront battus, écrasés,
détruits avant d'avoir eu le temps de se reconnaître, ou ne
devront leur salut qu'au mépris que leur ennemi concevra pour eux.
C'était un beau serment à mon gré que celui des soldats
de Fabius; ils ne jurèrent pas de mourir ou de vaincre, ils jurèrent
de revenir vainqueurs, et tinrent leur serment: Jamais des chrétiens
n'en eussent fait un pareil; ils auraient cru tenter Dieu.
Mais je me trompe en disant une république
chrétienne; chacun de ces deux mots exclut l'autre. Le christianisme
ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop
favorable à la tyrannie pour qu'elle n'en profite pas toujours.
Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves; ils le
savent et ne s'en émeuvent guère; cette courte vie a trop
peu de prix à leurs yeux.
Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous
dit-on. Je le nie. Qu'on m'en montre de telles? Quant à moi, je
ne connais point de troupes chrétiennes. On me citera les croisades.
Sans disputer sur la valeur des Croisés, je remarquerai que bien
loin d'être des chrétiens, c'étaient des soldats du
prêtre, c'étaient des citoyens de l'Église; ils se
battaient pour son pays spirituel, qu'elle avait rendu temporel on ne sait
comment. À le bien prendre, ceci rentre sous le paganisme; comme
l'Évangile n'établit point une religion nationale, toute
guerre sacrée est impossible parmi les chrétiens.
Sous les empereurs païens les soldats chrétiens
étaient braves; tous les auteurs chrétiens l'assurent, et
je le crois: c'était une émulation d'honneur contre les troupes
païennes. Dès que les empereurs furent chrétiens cette
émulation ne subsista plus, et quand la croix eut chassé
l'aigle, toute la valeur romaine disparut.
Mais laissant à part les considérations
politiques, revenons au droit, et fixons les principes sur ce point important.
Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe
point, comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité publique51
. Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu'autant
que ces opinions importent à la communauté. Or il importe
bien à l'État que chaque citoyen ait une religion qui lui
fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette religion n'intéressent
ni l'État ni ses membres qu'autant que ces dogmes se rapportent
à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de
remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu'il
lui plaît, sans qu'il appartienne au souverain d'en connaître.
Car comme il n'a point de compétence dans l'autre monde, quel que
soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n'est pas son affaire,
pourvu qu'ils soient bons citoyens dans celle-ci.
Il y a donc une profession de foi purement civile
dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément
comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité,
sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle52
. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de
l'Etat quiconque ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie,
mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois,
la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un,
après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit
comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus
grand des crimes, il a menti devant les lois.
Les dogmes de la religion civile doivent être
simples, en petit nombre, énoncés avec précision sans
explications ni commentaires. L'existence de la divinité puissante,
intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à
venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la
sainteté du contrat social et des lois, voilà les dogmes
positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul;
c'est l'intolérance: elle rentre dans les cultes que nous avons
exclus.
Ceux qui distinguent l'intolérance civile et
l'intolérance théologique se trompent, à mon avis.
Ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible
de vivre en paix avec des gens qu'on croit damnés; les aimer serait
haïr Dieu qui les punit; il faut absolument qu'on les ramène
ou qu'on les tourmente. Partout où l'intolérance théologique
est admise, il est impossible qu'elle n'ait pas quelque effet civil
53; et sitôt qu'elle en a, le souverain n'est plus
souverain, même au temporel: dès lors les prêtres sont
les vrais maîtres; les rois ne sont que leurs officiers.
Maintenant qu'il n'y a plus et qu'il ne peut plus
y avoir de religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes
celles qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n'ont rien
de contraire aux devoirs du citoyen. Mais quiconque ose dire: Hors de l'Eglise
point de salut, doit
être chassé de l'Etat; à moins
que l'Etat ne soit l'Eglise, et que le prince ne soit le pontife. Un tel
dogme n'est bon que dans un gouvernement théocratique, dans tout
autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit qu'Henri IV embrassa
la religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête
homme, et surtout à tout prince qui saurait raisonner.
LIVRE IV. CHAPITRE IX
CONCLUSION
Après avoir posé les vrais principes
du droit politique et tâché de fonder l'État sur sa
base, il resterait à l'appuyer par ses relations externes; ce qui
comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les
conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations,
les traités, etc. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste
pour ma courte vue; j'aurais dû la fixer toujours plus près
de moi.
NOTES
Note 1: «Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l'histoire des anciens abus, et on s'est entêté mal à propos quand on s'est donné la peine de les trop étudier.» Traité manuscrit des intérêts de la Fr. avec ses voisins; par M. L. M. d'A. Voilà précisément ce qu'a fait Grotius.
Note 2: Voyez un petit traité de Plutarque intitulé: Que les bêtes usent de la raison.
Note 3: "Les Romains qui ont (mieux) entendu et plus respecté le droit de la guerre qu'aucune nation du monde portaient si loin le scrupule à cet égard qu'il n'était pas permis à un citoyen de servir comme volontaire sans s'être engagé expressément contre l'ennemi et nommément contre tel ennemi. Une légion où Caton le fils faisait ses premières armes sous Popilius allant été réformée, Caton le Père écrivit à Popilius que s'il voulait bien que son fils continuât de servir sous lui il fallait lui faire prêter un nouveau serment militaire, parce que le premier étant annulé il ne pouvait plus porter les armes contre l'ennemi. Et le même Caton écrivit à son fils de se bien garder de se présenter au combat qu'il n'eût prêté ce nouveau serment. Je sais qu'on pourra m'opposer le siège de Clusium et d'autres faits particuliers mais moi je cite des lois, des usages. Les Romains sont ceux qui ont le moins souvent transgressé leurs lois et ils sont les seuls qui en aient eu d'aussi belles." (Edition de 1782)
Note 4: Le vrai sens de ce mot s'est presque entièrement effacé chez les modernes; la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité. Cette même erreur coûta cher autrefois aux Carthaginois. Je n'ai pas lu que le titre de vives ait jamais été donné aux sujets d'aucun prince pas même anciennement aux Macédoniens, ni de nos jours aux Anglais, quoique plus près de la liberté que tous les autres. Les seuls Français prennent tout familièrement ce nom de citoyens, parce qu'ils n'en ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs dictionnaires, sans quoi ils tomberaient en l'usurpant dans le crime de lèse-majesté: ce nom chez eux exprime une vertu et non pas un droit. Quand Bodin a voulu parler de nos citoyens et bourgeois, il a fait une lourde bévue en prenant les uns pour les autres. M. d'Alembert ne s'y est pas trompé, et a bien distingué dans son article Genève les quatre ordres d'hommes (même cinq en y comptant les simples étrangers) qui sont dans notre ville, et dont deux seulement composent la République. Nul autre auteur français, que je sache, n'a compris le vrai sens du mot citoyen.
Note 5: Sous les mauvais gouvernements cette égalité n'est qu'apparente et illusoire, elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sons toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n'ont rien. D'où il suit que l'état social n'est avantageux aux hommes qu'autant qu'ils ont tous quelque chose et qu'aucun d'eux n'a rien de trop.
Note 6: Pour qu'une volonté soit générale il n'est pas toujours nécessaire qu'elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées; toute exclusion formelle rompt la généralité.
Note 7: Chaque intérêt, dit le M. d'A., a des principes différents. L'accord de deux intérêts particuliers se forme par opposition à celui d'un tiers. Il eût pu ajouter que l'accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S'il n'y avait point d'intérêts différents, à peine sentirait-on l'intérêt commun qui ne trouverait jamais d'obstacle: tout irait de lui-même, et la politique cesserait d'être un art.
Note 8: Vera cosa è, dit Machiavel, che alcune divisioni nuocono alle Republiche, e alcune giovano: quelle nuocono che sono dalle sette e da partigiani accompagnate: quelle giovano che seza sette, senza partigiani si mantengono. Non potendo adunque provedere un fondatore d'una Republica che non siano nimicizie in quella, hà da proveder almeno che non vi siano sette. Hist. Fiorent., L. VII.
Note 9: Lecteurs attentifs, ne vous pressez pas, je vous prie, de m'accuser ici de contradiction. Je n'ai pu l'éviter dans les termes, vu la pauvreté de la langue; mais attendez.
Note 10: Je n'entends pas seulement par ce mot une aristocratie ou une démocratie, mais en général tout gouvernement guidé par la volonté générale, qui est la loi. Pour être légitime il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le souverain, mais qu'il en soit le ministre: alors la monarchie elle-même est république. Ceci s'éclaircira dans le livre suivant.
Note 11: Un peuple ne devient célèbre que quand sa législation commence à décliner. On ignore durant combien de siècles l'institution de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu'il fût question d'eux dans le reste de la Grèce.
Note 12: Ceux qui ne considèrent Calvin que comme théologien connaissent mal l'étendue de son génie. La rédaction de nos sages édits, à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait autant déshonneur que son institution. Quelque révolution que le temps puisse amener dans notre culte, tant que l'amour de la patrie et de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d'y être en bénédiction.
Note 13: E veramente, dit Machiavel, mai non fù alcuno ordinatore di leggi straordinarie in un popolo, che non ricorresse a Dio, perche altrimenti non sarebbero accettate; perche sono molti beni conosciuti da uno prudente, i quali non hanno in se raggioni evidenti da potergli persuadere ad altrui. Discorsi sopra Tito Livio, L. I, c. XI.
Note 14: Edition de 1782: "La plupart des peuples ainsi que des hommes..."
Note 15: Edition de 1782: "La jeunesse n'est pas l'enfance. Il est pour les nations comme pour les hommes un temps de jeunesse, ou si l'on veut de maturité qu'il faut attendre..."
Note 16: Si de deux peuples voisins l'un ne pouvait se passer de l'autre, ce serait une situation très dure pour le premier et très dangereuse pour le second. Toute nation sage, en pareil cas, s'efforcera bien vite de délivrer l'autre de cette dépendance. La République de Thlascala enclavée dans l'empire du Mexique aima mieux se passer de sel que d'en acheter des Mexicains, et même que d'en accepter gratuitement. Les sages Thlascalans virent le piège caché sous cette libéralité. Ils se conservèrent libres, et ce petit Etat, enfermé dans ce grand empire, fut enfin l'instrument de sa ruine.
Note 17: Voulez-vous donc donner à l'État de la consistance? rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible: ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun; de l'un sortent les fauteurs de la tyrannie et de l'autre les tyrans; c'est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique; l'un l'achète et l'autre la vend.
Note 18: Quelque branche de commerce extérieur, dit le M. d'A., ne répand guère qu'une fausse utilité pour un royaume en général elle peut enrichir quelques particuliers même quelques villes mais la nation entière n'y gagne rien, et lé peuple n'en est pas mieux.
Note 19: C'est ainsi qu'à Venise on donne au collège le nom de sérénissime Prince, même quand le Doge n'y assiste pas.
Note 20: Le Palatin de Posnanie, père du roi de Pologne, duc de Lorraine.
Note 21: Il est clair que le mot Optimates chez les Anciens ne veut pas dire les meilleurs, mais les plus puissants.
Note 22: Il importe beaucoup de régler par des lois la forme de l'élection des magistrats: car en l'abandonnant à la volonté du prince on ne peut éviter de tomber dans l'aristocratie héréditaire, comme il est arrivé aux républiques de Venise et de Berne. Aussi la première est-elle depuis longtemps un État dissous, mais la seconde se maintient par l'extrême sagesse de son Sénat; c'est une exception bien honorable et bien dangereuse.
Note 23: Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen: mais attaché à la maison de Médicis il était forcé dans l'oppression de sa patrie de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros manifeste assez son intention secrète et l'opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses discours sur Tite-Live et de son histoire de Florence démontre que ce profond politique n'a eu jusqu'ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre, je le crois bien; c'est elle qu'il dépeint le plus clairement. (Edition de 1782).
Note 24: Tacite: Hist., L. I.
Note 25: In Civili.
Note 26: Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit ci-devant, L, II, chap. IX, sur les inconvénients des grandsÉtats: car il s'agissait là de l'autorité du gouvernement sur ses membres, et il s'agit ici de sa force contre les sujets. Ses membres épars lui servent de points d'appui pour agir au loin sur le peuple, mais il n'a nul point d'appui pour agir directement sur ces membres mêmes. Ainsi dans l'un des cas la longueur du levier en fait la faiblesse, et la force dans l'autre cas.
Note 27: On doit juger sur le même principe des siècles qui méritent la préférence pour la prospérité du genre humain. On a trop admiré ceux où l'on a vu fleurir les lettres et les arts, sans pénétrer l'objet secret de leur culture, sans en considérer le funeste effet, idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l'intérêt grossier qui fait parler les auteurs? Non, quoi qu'ils en puissent dire, quand malgré son éclat un pays se dépeuple il n'est pas vrai que tout aille bien, et il ne suffit pas qu'un poète ait cent mille livres de rente pour que son siècle soit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent, et à la tranquillité des chefs, qu'au bien-être des nations entières et surtout des Etats les plus nombreux. La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes, les guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche tandis qu'on dispute à qui les tyrannisera. C'est de leur état permanent que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles; quand tout reste écrasé sous le joug, c'est alors que tout dépérit; c'est alors que les chefs les détruisant à leur aise, ubi solitudinem faciunt, pacem appelant. Quand les tracasseries des grands agitaient le royaume de France, et que le coadjuteur de Paris portait au parlement un poignard dans sa poche cela n'empêchait pas que le peuple français ne vécût heureux et nombreux dans une honnête et libre aisance. Autrefois la Grèce fleurissait au sein des plus cruelles guerres; le sang y coulait à flots, et tout le pays était couvert d'hommes. Il semblait, dit Machiavel, qu'au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre république en devînt plus puissante; la vertu de ses citoyens, leurs moeurs, leur indépendance avaient plus d'effet pour la renforcer que toutes ses dissensions n'en avaient pour l'affaiblir. Un peu d'agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l'espèce est moins la paix que la liberté.
Note 28: La formation lente et le progrès de la république de Venise dans ses lagunes offre un exemple notable de cette succession; et il est bien étonnant que depuis plus de douze cents ans les Vénitiens semblent n'en être encore qu'au second terme, lequel commença au Serrar di Consiglio en 1198. Quant aux anciens ducs qu'on leur reproche, quoi qu'en puisse dire le squitinio delta libertà veneta, il est prouvé qu'ils n'ont point été leurs souverains. On ne manquera pas de m'objecter la République romaine qui suivit, dira-t-on, un progrès tout contraire, passant de la monarchie à l'aristocratie, et de l'aristocratie à la démocratie. Je suis bien éloigné d'en penser ainsi. Le premier établissement de Romulus fut un gouvernement mixte qui dégénéra promptement en despotisme. Par des causes particulières l'Etat périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau-né avant d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulsion des Tarquins fut la véritable époque de la naissance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme constante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'abolissant pas le patriciat. Car de cette manière l'aristocratie héréditaire qui est la pire des administrations légitimes, restant en conflit avec la démocratie, la forme du gouvernement toujours incertaine et flottante ne fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établissement des tribuns; alors seulement il y eut un vrai gouvernement et une véritable démocratie. En effet le peuple alors n'était pas seulement souverain mais aussi magistrat et juge, le Sénat n'était qu'un tribunal en sous-ordre pour tempérer ou concentrer le gouvernement, et les consuls eux-mêmes, bien que patriciens, bien que premiers magistrats, bien que généraux absolus à la guerre, n'étaient à Rome que les présidents du peuple. Dès lors on vit aussi le gouvernement prendre sa pente naturelle et tendre fortement à l'aristocratie. Le patriciat s'abolissant comme de lui-même, l'aristocratie n'était plus dans le corps des patriciens comme elle est à Venise et à Gênes, mais dans le corps du Sénat composé de patriciens et de plébéiens, même dans le corps des tribuns quand ils commencèrent d'usurper une puissance active: car les mots ne font rien aux choses, et quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une aristocratie. De l'abus de l'aristocratie naquirent les guerres civiles et le triumvirat. Sylla, Jules César, Auguste devinrent dans le fait de véritables monarques, et enfin sous le despotisme de Tibère l'Etat fut dissous. L'histoire romaine ne dément donc pas mon principe; elle le confirme.
Note 29: Omnes enim et habentur et dicuntur Tyranni qui potestate utuntur perpetua, in ea Civitate quae libertate usa est. Corn. Nep., in Miltiad. Il est vrai qu'Aristote, Mor. de Nicom., l. VIII, c. 10 distingue le tyran du roi, en ce que le premier gouverne pour sa propre utilité et le second seulement pour l'utilité de ses sujets; mais outre que généralement tous les auteurs grecs ont pris le mot tyran dans un autre sens, comme il paraît surtout par le Hiéron de Xénophon, il s'ensuivrait de la distinction d'Aristote que depuis le commencement du monde il n'aurait pas encore existé un seul roi.
Note 30: À peu près selon le sens qu'on donne à ce nom dans le parlement d'Angleterre. La ressemblance de ces emplois eût mis en conflit les consuls et les tribuns, quand même toute juridiction eût été suspendue.
Note 31: Adopter dans les pays froids le luxe et la mollesse des orientaux, c'est vouloir se donner leurs chaînes; c'est s'y soumettre encore plus nécessairement qu'eux.
Note 32: C'est ce que je m'étais proposé de faire dans la suite de cet ouvrage, lorsqu'en traitant des relations externes j'en serais venu aux confédérations. Matière toute neuve et où les principes sont encore à établir.
Note 33: Bien entendu qu'on ne quitte pas pour éluder son devoir et se dispenser de servir la patrie au moment qu'elle a besoin de nous. La fuite alors serait criminelle et punissable; ce ne serait plus retraite, mais désertion.
Note 34: Ceci doit toujours s'entendre d'un État libre; car d'ailleurs la famille, les biens, le défaut d'asile, la nécessité, la violence, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui, et alors son séjour seul ne suppose plus son consentement au contrat ou à la violation du contrat.
Note 35: A Gênes on lit au-devant des prisons et sur les fers des galériens ce mot Libertas. cette application de la devise est belle et juste. En effet il n y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le citoyen d'être libre. Dans un pays où tous ces gens-là seraient aux galères, on jouirait de la plus parfaite liberté.
Note 36: Le nom de Rome qu'on prétend venir de Romulus est grec, et signifie force; le nom de Numa est grec aussi, et signifie Loi. Quelle apparence que les deux premiers rois de cette ville aient porté d'avance des noms si bien relatifs à ce qu'ils ont fait?
Note 37: Ramnenses.
Note 38: Tatienses.
Note 39: Luceres.
Note 40: Je dis, au champ de Mars, parce que c'était là que s'assemblaient les comices par centuries; dans les deux autres formes le peuple s'assemblait au forum ou ailleurs, et alors les capite censi avaient autant d'influence et d'autorité que les premiers citoyens.
Note 41: Cette centurie ainsi tirée au sort s'appelait prae rogativa, à cause qu'elle était la première à qui l'on demandait son suffrage, et c'est de là qu'est venu le mot de prérogative.
Note 42: Custodes, Distributores, Rogatores suffiragiorum.
Note 43: Cette nomination se faisait de nuit et en secret, comme si l'on avait eu honte de mettre un homme au-dessus des lois.
Note 44: C'est ce dont il ne pouvait se répondre en proposant un dictateur, n'osant se nommer lui-même et ne pouvant s'assurer que son collègue le nommerait.
Note 45: Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre ce que j'ai traité plus au long dans la Lettre à M. d'Alembert.
Note 46: "Ils étaient d'une autre île que la délicatesse de notre langue défend de nommer dans cette occasion."
Note 47: Nonne ea quae possidet Chamos deus tuus tibi jure debentur? Tel est le texte de la Vulgate. Le Père de Carrières a traduit Ne croyez-vous pas avoir droit de posséder ce qui appartient à Chamos votre Dieu? J'ignore la force du texte hébreu; mais je vois que dans la Vulgate Jephté reconnaît positivement le droit du dieu Chamos, et que le traducteur français affaiblit cette reconnaissance par un selon vous qui n'est pas dans le latin.
Note 48: Il est de la dernière évidence que la guerre des Phociens appelée guerre sacrée n'était point une guerre de religion. Elle avait pour objet de punir des sacrilèges et non de soumettre des mécréants.
Note 49: Il faut bien remarquer que ce ne sont pas tant des assemblées formelles, comme celles de France, qui lient le clergé en un corps, que la communion des Eglises. La communion et l'excommunication sont le pacte social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maître des peuples et des rois. Tous les prêtres qui communiquent ensemble sont concitoyens, fussent-ils des deux bouts du monde. Cette invention est un chef-d'oeuvre en politique. Il n'y avait rien de semblable parmi les prêtres païens; aussi n'ont-ils jamais fait un corps de clergé.
Note 50: Voyez entre autres dans une lettre de Grotius à son frère du 11 avril 1643 ce que ce savant homme approuve et ce qu'il blâme dans le livre de Cive. Il est vrai que, porté à l'indulgence, il paraît pardonner à l'auteur le bien en faveur du mal, mais tout le monde n'est pas si clément.
Note 51: Dans la République, dit le M. d'A., chacun est parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà la borne invariable, on ne peut la poser plus exactement. Je n'ai pu me refuser au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit quoique non connu du public, pour rendre honneur à la mémoire d'un homme illustre et respectable, qui avait conservé jusque dans le ministère le coeur d'un vrai citoyen, et des vues droites et saines sur le gouvernement de son pays.
Note 52: César plaidant pour Catilina tâchait d'établir le dogme de la mortalité de l'âme, Caton et Cicéron pour le réfuter ne s'amusèrent point à philosopher: ils se contentèrent de montrer que César parlait en mauvais citoyen et avançait une doctrine pernicieuse à l'Etat. En effet voilà de quoi devait juger le Sénat de Rome, et non d'une question de théologie.
Note 53: Le mariage, par exemple, étant un contrat civil, a des effets civils sans lesquels il est même impossible que la société subsiste. Supposons donc qu'un clergé vienne à bout de s'attribuer à lui seul le droit de passer cet acte; droit qu'il doit nécessairement usurper dans toute religion intolérante. Alors n'est-il pas clair qu'en faisant valoir à propos l'autorité de l'Eglise il rendra vaine celle du prince qui n'aura plus de sujets que ceux que le clergé voudra bien lui donner. Maître de marier ou de ne pas marier les gens selon qu'ils auront ou n'auront pas telle ou telle doctrine, selon qu'ils admettront ou rejetteront tel ou tel formulaire, selon qu'ils lui seront plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment et tenant ferme, n'est-il pas clair qu'il disposera seul des héritages, des charges, des citoyens, de l'État même, qui ne saurait subsister n'étant plus composé que des bâtards? Mais, dira-t-on, l'on appellera comme d'abus, on ajournera, décrétera, saisira le temporel. Quelle pitié! Le clergé, pour peu qu'il ait, je ne dis pas de courage, mais de bon sens, laissera faire et ira son train; il laissera tranquillement appeler, ajourner, décréter, saisir, et finira par être le maître. Ce n'est pas, ce me semble, un grand sacrifice d'abandonner une partie quand on est sûr de s'emparer du tout.
Texte du domaine public
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