LA PAGE DES CITATIONS
manuscrit d'Émile Zola
où l'ineffaçable persiste sous la rature
On trouvera sur cette page les citations du mois en 1997 et 1998
et sur cette autre page celles
de 1999 et 2000
Artaud / Camus
/ Hegel / Kant / Lévi-Strauss
/ Thomas Mann (2 ) / Malraux
/ Montesquieu
Charles Morgan / Jan
Patocka / Proust / Rabelais /
Rousseau / Thoreau / Voltaire
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CITATION DU MOIS D'AVRIL 1997
ANDRÉ MALRAUX :
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CITATION DU MOIS DE MAI 1997
ANTONIN ARTAUD :
«Ce que c'est que le Moi, je n'en sais rien. La conscience? une répulsion épouvantable de l'Innommé, du mal tramé, car le JE vient quand le coeur l'a noué enfin, élu, tiré hors de ceci et de cela, contre ceci et pour cela, à travers l'éternelle supputation de l'horrible, dont tous les non-moi, démons, assaillent ce qui sera mon être...» Antonin Artaud, Supplément au voyage des Tarahumaras, 1944.
voir aussi: Poème des petits poissons de
la mer
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CITATION DU MOIS DE JUIN
1997
JEAN-JACQUES ROUSSEAU :
«La volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté générale; c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu, c'est alors que je n'aurais pas été libre». Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, livre IV, chapitre II.
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CITATION DU MOIS DE JUILLET
1997
HEGEL:
«C'est la plus grande inconséquence que, d'une part, accorder que l'entendement ne connaît que des phénomènes, et, d'autre part, d'affirmer cette connaissance comme quelque chose d'absolu en disant que la connaissance ne peut davantage, que c'est là la borne naturelle, absolue, du savoir humain. (...) Les choses naturelles sont bornées, et elles ne sont des choses naturelles que dans la mesure où elles ne savent rien de leur borne universelle, dans la mesure où leur déterminité est seulement une borne pour nous et non une borne pour elles. Quelque chose n'est su -et même ressenti- comme borne, manque, que pour autant que l'on est en même temps au-delà de lui. (...) On ne connaît quoi que ce soit comme borne, manque, que par comparaison avec l'Idée présente de l'être total et achevé; c'est par suite une inconscience que de ne pas discerner que précisément la désignation de quelque chose comme quelque chose de fini ou de borné contient la preuve de la réalité effective et de la présence actuelle de ce qui est infini, sans borne». Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I: science de la logique, (texte de la citation: version de 1817 -et reformulation de 1830, pour la partie insérée entre les deux signes de coupure), traduction Bernard Bourgeois, Vrin.
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CITATION DU MOIS D'AOÛT
1997
ALCOFRIBAS NASIER (FRANÇOIS RABELAIS ):
«Soudain, je ne sais comment, le cas fut subit, je n'eus loisir de le considérer, Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant en pareille intonation, commencèrent à se jeter et à sauter en mer après, à la file. La foule était à qui le premier y sauterait après leur compagnon. Il n'était pas possible de les en empêcher, comme vous savez du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu'il aille». Rabelais, Pantagruel: Le Quart Livre, chapitre VIII.
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CITATION DU MOIS DE SEPTEMBRE 1997
Henry David Thoreau :
«Un retour à la bonté, produit chaque jour dans la tranquille et bienfaisante haleine du matin, fait qu'au regard de l'amour de la vertu et de la haine du vice on approche un peu de la nature primitive de l'homme, tel les rejetons de la forêt qui fut abattue. De semblable manière, le mal que l'on fait dans la durée d'un jour empêche les germes de vertu qui commençaient à rejaillir de se développer et les détruit. Une fois que les germes de vertu se sont ainsi vus empêchés à maintes reprises de se développer, le souffle bienfaisant du soir ne suffit pas à les conserver. Dès que le souffle du soir ne suffit plus à les conserver, la nature de l'homme, alors, ne diffère pas beaucoup de celle de la brute. Les hommes, en voyant que la nature de cet homme ressemble à celle d'une brute, croient qu'il n'a jamais possédé le sens inné de la raison». Meng Tse, philosophe chinois cité par Henry-David Thoreau dans Walden ou la vie dans les bois.
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CITATION DU MOIS D'OCTOBRE 1997
Thomas Mann (La Montagne magique ):
«Il traçait des cercles et calculait partout où il se trouvait, il couvrait des quantités incroyables de papier, de figures, de lettres, de chiffres, de symboles algébriques, et sa figure bronzée, la figure d'un homme en apparence tout à fait bien portant, avait l'expression absente et butée du maniaque. Sa conversation concernait exclusivement, et avec une effrayante monotonie, le seul nombre proportionnel pi, cette fraction désespérante que le génie inférieur d'un calculateur nommé Zacharias Dase avait un jour calculée jusqu'à la deux centième décimale, et cela par simple luxe, parce que deux mille décimales n'auraient pas davantage épuisé les chances d'obtenir une précision irréalisable. Tout le monde fuyait le penseur tourmenté, car tous ceux qu'il réussissait à empoigner devaient subir le flux de paroles passionnées destinées à les rendre sensibles à la honte et à la souillure que constituait pour l'esprit humain l'irrationalité irrémédiable de cette proportion mystique. L'inutilité des multiplications éternelles du diamètre par pi pour déterminer la périphérie du carré au dessus du rayon, pour déterminer l'aire de la surface de ce cercle, faisait passer le procureur par des accès de doute. Il se demandait si, depuis le temps d'Archimède, l'humanité n'avait pas inutilement compliqué la solution du problème, et si cette solution n'était pas en réalité d'une simplicité puérile. Comment? ne pouvait-on pas redresser la ligne circulaire? On ne pouvait donc pas changer chaque ligne droite en un cercle? Parfois Paravant croyait être tout près d'une révélation. On le voyait souvent, le soir sur le tard, assis à sa table, dans la salle à manger vide et mal éclairée. Il disposait soigneusement un morceau de fil en forme de cercle, puis, par surprise, l'étirait brusquement en une ligne droite; ensuite, accoudé, il se perdait en une songerie amère. Le conseiller l'encourageait parfois dans sa marotte mélancolique, et l'y entretenait systématiquement. Le malheureux s'adressa aussi à Hans Castorp, une première fois, puis à nouveau, parce qu'il avait rencontré chez celui-ci une sympathie amicale pour le mystère du cercle. Il démontrait au jeune homme l'impasse pi, au moyen d'un dessin très précis sur lequel il avait, au prix d'un effort inouï, enfermé un cercle entre un polygone extérieur et un polygone intérieur, aux côtés minuscules et innombrables, avec le maximum d'approximation auquel l'homme pouvait atteindre. Mais le reste, la courbe qui échappait d'une manière éthérée et spirituelle à la rationalisation et au calcul, cela, disait le procureur, la machoire inférieure tremblante, cela, c'était pi. Hans Castorp, malgré toute son affabilité, montrait moins d'intérêt pour pi que pour son interlocuteur. Il dit que c'était une duperie, conseilla à M. Paravant de ne pas se surexciter trop sérieusement à cette poursuite, et il lui parla des points d'inflexion sans étendue dont se composait le cercle, depuis son commencement qui n'existait pas jusqu'à la fin qui n'existait pas davantage, ainsi que de la mélancolie présomptueuse de l'éternité...». Thomas Mann, La Montagne magique, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1961, pp 681-682.
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La citation du mois de novembre
1997 (l'Amour selon Thomas Mann ):
C'était un baiser russe, de l'espèce de ceux que l'on échange dans ce vaste pays plein d'âme, aux sublimes fêtes chrétiennes, comme une consécration de l'amour. Mais commme c'était un jeune homme notoirement "malin" et une jeune femme ravissante, au pas glissant, qui l'échangeaient, cela nous fait penser malgré nous à la manière si adroite, mais un tantinet équivoque, dont le docteur Krokovski parlait de l'amour, dans un esprit légèrement vacillant, de sorte que personne n'avait jamais su avec certitude si c'était un sentiment pieux ou quelque chose de charnel et de passionné. L'imitons-nous, ou Hans Castorp et Claudia Chauchat l'imitaient-ils dans leur baiser russe? Mais que dirait le lecteur si nous nous refusions tout bonnement à aller au fond de cette question? À notre avis, il serait sans doute de bonne analyse, mais, pour reprendre l'expression de Hans Castorp, "très maladroit" (et ce serait vraiment témoigner peu de sympathie pour la vie), si on voulait distinguer nettement entre la piété et la passion. Que signifie ici "nettement"? Que veut dire "incertitude" et "équivoque"? Nous ne cacherons pas que nous nous moquons franchement de ces distinctions. N'est-ce pas bon et grand que la langue ne possède qu'un mot pour tout ce que l'on peut comprendre sous ce mot, depuis le sentiment le plus pieux jusqu'au désir de la chair? Cette équivoque est donc parfaitement "univoque", car l'amour le plus pieux ne peut être immatériel, ni ne peut manquer de piété. Sous son aspect le plus charnel, il reste toujours lui-même, qu'il soit joie de vivre ou passion suprême, il est la sympathie pour l'organique, l'étreinte touchante et voluptueuse de ce qui est voué à la décomposition. Il y a de la charité jusque dans la passion la plus admirable ou la plus effrayante. Un sens vacillant? Eh bien, qu'on laisse donc vaciller le sens du mot "amour". Ce vacillement, c'est la vie et l'humanité, et ce serait faire preuve d'un manque assez désespérant de malice que de s'en inquiéter. Thomas Mann, in La Montagne magique, Librairie Arthème-Fayard, 1961, traduit de l'allemand par Maurice Betz
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Citation du mois de janvier
1998: la tolérance selon Claude Lévi-Strauss.
La nécessité de préserver la diversité des cultures dans un monde menacé par la monotonie et l'uniformité n'a certes pas échappé aux institutions internationales. Elles comprennent aussi qu'il ne suffira pas, pour atteindre ce but, de choyer des traditions locales et d'accorder un répit aux temps révolus. C'est le fait de la diversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque époque lui a donné et qu'aucune ne saurait perpétuer au-delà d'elle-même. Il faut donc écouter le blé qui lève, encourager les potentialités secrètes, éveiller toutes les vocations à vivre ensemble que l'histoire tient en réserve; il faut aussi être prêt à envisager sans surprise, sans répugnance et sans révolte ce que toutes ces nouvelles formes sociales d'expression ne pourront manquer d'offrir d'inusité. La tolérance n'est pas une position contemplative, dispensant les indulgences à ce qui fut ou à ce qui est. C'est une attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ce qui veut être. La diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous. La seule exigence que nous puissions faire valoir à son endroit (créatrice pour chaque individu des devoirs correspondants) est qu'elle se réalise sous des formes dont chacune soit une contribution à la plus grande générosité des autres. Claude Lévi-Strauss, Le double sens du progrès, in Race et histoire, éditions Gonthier, UNESCO, 1961.
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Citation du mois de février
1998, extraite des Essais hérétiques de Jan Patocka.
«Soyons sincères: dans le passé, le conformisme n'a jamais amené aucune amélioration dans une situation, mais seulement une aggravation... Ce qui est nécessaire, c'est de se conduire en tout temps avec dignité, de ne pas se laisser effrayer et intimider. Ce qu'il faut, c'est dire la vérité. Il est possible que la répression s'intensifie dans des cas individuels. Les gens se rendent compte à nouveau qu'il y a des choses pour lesquelles il vaut la peine de souffrir et que, sans ces choses, l'art, la littérature, la culture, entre autres, ne sont que des métiers auxquels on se livre pour gagner son pain quotidien». Jan Patocka, déclaration du 8 mars 1977, in Essais hérétiques (postface rédigée par Roman Jakobson).
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Citation du mois de mars 1998:
Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu.
«Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe et au genre humain, je la regarderais comme un crime.» Montesquieu, cité par Alain Finkielkraut, in La défaite de la pensée, Gallimard, 1987.
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Avril 1998: Emmanuel Kant, Qu'est-ce que
les Lumières? (Was
ist Aufklärung? )
«Les Lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être mineur. Si j'ai un livre qui me tient lieu d'entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n'ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c'est ce à quoi ne manquent pas de s'employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d'abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils sont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qu'il y aurait de marcher tout seul». Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les Lumières?
Voir aussi cette autre citation
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Citation de juin 1998:
«La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide. C'est justement ainsi que Platon quitta le monde sensible, parce que ce monde oppose à l'entendement trop d'obstacles divers, et se risqua au-delà de ce monde, sur les ailes des idées, dans le vide de l'entendement pur». Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, introduction à la première édition (1781), traduction et notes par A. Tremesaygues et B. Pacaud, P.U.F., Paris, 1968, 586 pages (page 36).
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Citation du mois de mai 1998: Voltaire ,
Traité sur la tolérance
«Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse, c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les hommes et de tous les temps : s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels. Daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous a point donné un coeur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi, que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire». Voltaire, Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas, 1763.
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Citation de juillet
1998: Charles Morgan, Sparkenbroke , roman platonicien.
«Et Mary, sur laquelle tombait le silence, non celui des mots qu'on tait, mais celui qui est l'âme d'un cri, pâlissait d'extase [...] Il examina le visage de Mary en songeant: Je ne peux pas la perdre, je n'ose pas. Il en fut saisi, car la pensée qui se cristallise dans des mots devient une incantation. Elle ne semble plus surgir de l'esprit ni subir les amendements de la raison; elle a le pouvoir d'un ordre extérieur [...] Dans la jeunesse et ses retours passionnés, il semble toujours que chaque perte vienne d'un parjure et d'un abandon et représente une trahison de la vie; c'est pourquoi nous saisissons ce que nous pouvons, nous pleurons amèrement ce qui nous manque et méprisons ceux qui prétendent que nous devons nous sacrifier ou que cette perte n'en est pas une, ou qu'il y a d'autres femmes au monde ou d'autres enchantements. Notre mépris est justifié, car ces affirmations sont fausses. La perte est complète. Il n'existe qu'une femme aimée et qu'un seul enchantement. La vie ne peut être vécue par l'oubli ou la substitution, mais grâce au souvenir et à la transmutation. Oublier c'est tuer, se souvenir c'est recréer; et l'art de la vie consiste à s'accorder avec ces changements, en sorte qu'une perte, tout en restant une perte, n'est pas un corps en décomposition enfoui dans la terre, ou attaché à l'être captif, mais un principe permanent qui inspire l'homme libéré.» Charles Morgan, Sparkenbroke, traduit de l'anglais par Germaine Delamain, Stock, Paris, 1958, 498 pages (pp 372-373).
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Citation d'août 1998:
la première phrase d'après La Peste .
«Ne regardez pas, dit Grand. C'est ma première phrase. Elle me donne du mal, beaucoup de mal.» [...] La voix de Grand s'éleva sourdement: «Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois-de-Boulogne.» Le silence revint et, avec lui, l'indistincte rumeur de la ville en souffrance. Grand avait posé sa feuille et continuait de la contempler. Au bout d'un moment, il releva les yeux: «Qu'en pensez-vous?» [...] Il frappa ses papiers du plat de la main. «Ce n'est là qu'une approximation. quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j'ai dans l'imagination, quand ma phrase aura l'allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l'illusion sera telle, dès le début, qu'il sera possible de dire: «Chapeau bas!»» Mais, pour cela, il avait encore du pain sur la planche. Il ne consentirait jamais à livrer cette phrase telle quelle à un imprimeur. Car, malgré le contentement qu'elle lui donnait parfois, il se rendait compte qu'elle ne collait pas tout à fait encore à la réalité et que, dans une certaine mesure, elle gardait une facilité de ton qui l'apparentait de loin, mais qui l'apparentait tout de même, à un cliché. Albert Camus, Théâtre, Récits, Nouvelles, édition Gallimard, La Pléïade, 1962, pp 1304-1305.
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Citation de novembre 1998:
la "mort" de l'écrivain, selon .
Bergotte est mort devant la perfection du petit
pan de mur jaune du tableau de Vermeer: Vue de Delft . Toute
la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres,
disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées .
«Mais est-il mort à jamais?», se demande Proust qui
se rapproche ici de la réminiscence socratique, sans certitude.
"il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les avait tracées - ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement - et encore! - pour les sots." Marcel Proust, La prisonnière.
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Citation de décembre
1998
L'être, la vie et l'humanité selon Thomas
Mann ,
dans Les confessions du chevalier d'industrie Félix
Krull :
«Dormez bien! Rêvez de l'être et de la vie! Rêvez du tumulte des galaxies qui, dès l'instant où elles sont, subissent leur existence dans la joie et le tourment. Rêvez du bras d'un beau galbe à ossature primitive, et de la fleur des champs qui sait grâce à l'éther solaire extraire l'inanimé et, en le transformant, se l'incorporer! Et n'oubliez pas de rêver des pierres, du caillou moussu qui gît dans le torrent depuis des millénaires, lavé, rafraîchi sous le déferlement de l'écume et des eaux! Considérez avec sympathie son existence, vous, l'être le plus conscient devant le plus profondément inconscient [...]!» Conseils du professeur Kuckuck, dans Les confessions du chevalier d'industrie Félix Krull, de Thomas Mann.
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PHILOSOPHIE, EDUCATION, CULTURE
citations 1999-2000 / auteurs
méga-bibliothèque /
sur l'absolu
modifié le 17 mars 2008
Pierre Cohen-Bacrie